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Y a-t-il une Idéologie du management ?

On a évoqué précédemment l’existence de modèles d’organisation politique, économique et sociale alternatifs capables de créer un nouveau contexte entrepreneurial et d’enrayer l’expansion du blob management. Mais avant de les aborder succinctement dans un prochain post et sans revenir sur les effets de la managérialisation des esprits et des politiques, dont on a déjà parlé, il convient de se demander si cette managérialisation n’est finalement rien d’autre que la manifestation d’une idéologie du management.

 

L’idéologie du management, qu’est-ce que c’est ?

Idéologie du management, certes, pourquoi pas, mais une idéologie, c’est quoi ? On a l’impression de savoir ce que c’est, sans même avoir à y réfléchir, tant la notion parait familière. Mais, encore ?

 

Les deux définitions de l’idéologie données par le Larousse

Le Larousse, pour ne prendre que cette référence là, en donne deux définitions, l’une historiquement datée, l’autre, comme élément d’un ordre philosophique et politique. Ainsi, on peut dire qu’une idéologie est, au choix :

« Un système philosophique des idéologues du XVIIIème siècle et du début du XIXème siècle qui se proposaient d’étudier les idées en général et leur origine. »

Mais aussi :

« Un système d’idées générales constituant un corps de doctrine philosophique et politique à la base d’un comportement individuel et collectif : l’idéologie marxiste, l’idéologie nationaliste. »

Pas d’idéologie du management donc ! L’idée qu’il puisse y avoir une idéologie du management digne d’intérêt, on aurait sans doute appelé la chose autrement, n’a sûrement pas dû traverser l’esprit des idéologues du temps des Lumières et de l’Empire napoléonien.

 

Quant à l’appartenance à un système d’idées générales, constituant un corps de doctrine, aussi fortement charpenté que le marxisme ou le nationalisme, visiblement, le management n’en est pas digne non plus.

 

 

Le management : un système de croyances et de principes

Evidemment, nous ne partageons pas ce point de vue. Car au fond qu’est-ce que le management, pour ceux qui le vivent tous les jours, sinon un système de croyances et de principes ? Apparu récemment, de surcroît ; dans la deuxième moitié du XXème siècle, pour tout dire.

 

Ah mais non ! S’insurgent tous les férus de sciences de gestion. Le management ne peut pas être un système de croyances et de principes ! C’est une science ! C’est la science de l’efficacité des actions entreprises et de leur rendement économique. Aucune croyance là-dedans, rien que du rationnel !

 

Eh bien si, justement ! Il y a beaucoup de croyances là-dedans et même de rêves. Il suffit pour le comprendre de questionner le présupposé, inénarrable, que les acteurs, individuels ou collectifs, faisant l’objet d’un quelconque management, agissent rationnellement. Ils s’en donnent l’apparence, ça oui, mais, quant au fond, c’est rarement le cas.

 

 

Les trois axiomes de l’idéologie du management

 

De fait, l’idéologie du management peut être réduite à trois axiomes :

  • Est efficace ce qui assure le meilleur rendement.
  • Le rendement doit toujours pouvoir être mesuré monétairement in fine.
  • N’est pris en considération que ce qui est valorisable par un marché.

Partant de là, tout est possible. Le pire comme le meilleur.

 

 

L’idéologie du management façon Elon Musk

 

Mec, t’es maboul !

Prenons l’exemple d’Elon Musk selon ce qu’en dit son biographe Walter Isaacson. Quand il lance son entreprise de fusées SpaceX, il se vante de vouloir promouvoir une civilisation multi planétaire. Son biographe rapporte la scène de la manière suivante :

Lors d’une rencontre des anciens de Paypal à Las Vegas, il s’installe dans une cabine au bord de la piscine et se plonge dans la lecture d’un manuel tout râpé d’un moteur de fusée russe. L’un des anciens, Mark Woolway, lui demande ce qu’il projette ensuite et il lui répond : Je vais coloniser Mars. Ma mission dans la vie, c’est de transformer l’humanité en civilisation multiplanétaire. La réaction de Woolway, ajoute Walter Issaacson, le biographe, n’a rien de surprenant : Mec, t’es maboul. (1) .

Puis, il le justifie comme il le peut et met tout en œuvre pour construire des fusées au moindre coût et qui peuvent revenir à leur point de départ après usage. Pourquoi pas ! C’est son rêve. Dans ce cas, les trois axiomes fonctionnent à merveille.

 

 

L’idéologie du management : une idéologie indifférente au sens

Mais, interrogeons-nous.  A-t-on vraiment besoin de promouvoir une civilisation multi planétaire ? A-t-on, dans ce cas, bien réfléchi au paradoxe de Fermi et aux conséquences que l’on peut en tirer comme l’ont fait, par exemple, des romanciers comme Kim Stanley Robinson (2) ou Liu Cixin (3) doublement inspirés par le signal « Wow ! » de 1977 ? Ne peut-on pas envisager un autre type de civilisation ? Où est la rationalité de tout ça ?

 

Ah oui ! Si Elon Musk s’est lancé dans la production de fusées à bas coût, c’est qu’en fait il y a un marché pour ça ! Commode, le troisième axiome. Pas besoin de se poser ce genre de question à couper les cheveux en quatre. Mais continuons à faire la mauvaise tête. C’est quoi ce marché qui pousse à envoyer un si grand nombre de fusées dans l’espace à un point tel que les orbites basses et l’orbite géostationnaire de la planète sont d’ores et déjà saturés de débris spatiaux ?

 

 

L’idéologie du management : une idéologie du progrès et de la modernité

Mais, c’est le progrès et la modernité qui l’exigent ! Qu’il y ait ou non un marché ! Ah, tiens ! Très bien, c’est quoi alors le progrès ? Et la modernité, tant qu’à faire ? Pas aussi simple qu’on l’avait imaginé tout ça. Bref, on a beau tourner et retourner la question dans tous les sens, on ne peut que se rendre compte à la longue que le management, mis à toutes les sauces, n’est rien d’autre qu’une nouvelle forme d’idéologie et qu’il est grand temps de le voir pour ce qu’il est : une religion de l’efficacité et du rendement, faussement rationnelle et, plus grave, si on n’y prend garde, un facteur d’implosion sociétale.

 

C’est aller un peu vite en besogne, non ?  Alors reprenons l’affaire en changeant d’angle.

 

Une idéologie, c’est fait pour légitimer une autorité

Paul Ricoeur dans sa leçon d’introduction à son cours sur le rapport entre l’idéologie et l’utopie, faisant référence à Max Weber et à son analyse de la légitimation de l’autorité, n’y va pas par quatre chemins et rappelle que :

« Chaque système de domination exige non seulement notre soumission physique, mais notre consentement et notre coopération. Chaque système de domination veut dès lors que son pouvoir soit fondé parce que son autorité est légitime.  C’est le rôle de l’idéologie de légitimer l’autorité. (4) »

Concrètement ? On peut considérer, par exemple, que dans certains cas les dizaines de millions d’euros qu’un PDG se fait attribuer, au titre de son management pendant un exercice donné, n’est rien d’autre que la manifestation du pouvoir qu’il a su conquérir sur les actionnaires de l’entreprise. S’il est habile, et en général ces sortes de PDG le sont, il confortera ce pouvoir en légitimant son autorité en s’appuyant, notamment, sur les axiomes de l’idéologie du management.

 

En bref, dit-il plus ou moins explicitement, ces dizaines de millions ne sont que le reflet de son incroyable efficacité, laquelle a permis le rendement extraordinaire des actions de l’entreprise qu’il dirige et, sur le marché des dirigeants exceptionnels dont il fait naturellement partie, aucun autre que lui n’est capable d’une telle performance. Fermez le ban !

 

Ceci dit, intrinsèquement, l’essence de ce management est on ne peut plus celui d’un blob management, dès lors qu’il repose principalement sur un rapport de forces et des manœuvres et peu, finalement, sur une quelconque science de la gestion. Sauf à élargir la dite gestion à la gestion politique.

 

 

Qui est Paul Ricoeur ?

C’est un philosophe, né en 1913, mort en 2005. Sa particularité ? Avoir vécu, à partir de 1956, dans une sorte de phalanstère intellectuel et familial, installé dans une très belle propriété, à Châtenay-Malabry, les Murs Blancs, siège social de la revue Esprit.

 

Durant toute cette période, Paul Ricoeur, avec les autres membres de la communauté, Jean-Marie Domenach, Paul Fraisse et Henri Marrou, a vécu à l’heure de la revue Esprit.

 

Du temps qu’il l’assistait pour préparer l’édition de son ouvrage « La mémoire, l’histoire, l’oubli » publié en 2003, Emmanuel Macron franchira à de nombreuses reprises les portes des Murs Blancs et du Pavillon Jaune que Paul Ricoeur y occupait avec sa famille.

Fondée par le père du personnalisme, Emmanuel Mounier, les rédacteurs de la revue se sont efforcés par leurs articles, leurs cours et leurs livres de promouvoir une troisième voie alternative au capitalisme et au socialisme. Le managérialisme ? Si on veut bien nous pardonner le mot.

Leurs successeurs continuent d’ailleurs à la rechercher puisque la revue Esprit existe toujours, même si elle a une moindre aura qu’à sa grande époque. Peut-être parce que leur troisième voie s’est révélée finalement être une impasse.

 

 

La légitimité donnée par l’idéologie du management marche de moins en moins bien

De fait, les mauvais exemples donnés par les excès stupéfiants de l’idéologie du management sont à l’origine de bien des colères et de bien des indignations. C’est ce qu’illustrent les violences sociales analysées par Luc Rouhan dont on a rendu compte précédemment et que nous avons reliées à un management toxique de nature blobique. Et ce sont ces violences cumulées, déclenchées au même moment, qui peuvent, à la fin, provoquer une grande implosion.

 

D’où la question : est-on à la veille d’une grande implosion ?

 

 

Une grande implosion, vraiment ?

La grande implosion, c’est d’abord le titre d’un livre écrit par Pierre Thuillier et publié par les éditions Fayard en 1996. Le livre (5), sous-titré Rapport sur l’effondrement de l’Occident 1999-2002, décrit les conclusions auxquelles sont parvenus les scientifiques d’un groupe de recherche chargé de répertorier et d’analyser les raisons de cet effondrement près d’un siècle après qu’il ait eu lieu.

 

Qui est Pierre Thuillier ?

Né en 1932, philosophe et historien des sciences, Pierre Thuillier, trop tôt disparu, est mort en 1998. La grande Implosion est quasiment son testament philosophique, mais pas son dernier livre, « La revanche des sorcières. L’irrationnel et la pensée scientifique », que l’on peut considérer comme une sorte de codicille à ce testament.

 

Le point de vue temporel et le style narratif adoptés par Pierre Thuillier de façon originale ont ceci de de particulier et d’unique qu’ils permettent de sensibiliser les lecteurs de son « rapport » à un ensemble de facteurs complexes, certains plongeant leurs racines très loin dans le temps, en ayant seulement la culture de l’honnête homme contemporain.

 

 

Les raisons de l’implosion

En résumé, l’Occident s’est effondré sous les coups de butoir des violences que sa façon de privilégier à outrance le commerce et la technologie a fini par susciter et pour n’avoir tenu aucun compte des innombrables avertissements qui lui ont été prodigués pendant des décennies. Pour appuyer sa démonstration, Pierre Thuillier accompagne ses raisonnements de multiples citations tirées d’une abondante bibliographie.

 

Cependant, malgré tout leur intérêt, quel crédit leur accorder ? Ecrit à la fin des années 90, prévoyant un effondrement pour le début des années 2000, 20 ans après, l’Occident se porte toujours comme un charme. Il résiste fort bien à des défis apparemment insurmontables et preuve de cette résilience inoxydable, ses indices boursiers ne cessent de battre des records et d’atteindre jour après jour de nouveaux sommets.

 

Théorie de Pierre Bayard : le futur nous parle par le biais de la littérature

C’est à ce stade qu’il faut abandonner Pierre Thuillier et se rapprocher d’un autre Pierre, en l’occurrence de Pierre Bayard. Pierre Bayard est un psychanalyste, mais aussi un professeur d’Université, agrégé de lettres.

 

Dans un livre, intitulé « le Titanic fera naufrage » , il formule une étonnante théorie, tirée de son expérience clinique et de sa pratique de la critique littéraire. Il y écrit, en effet, ceci :

« L’étude attentive des relations que la littérature entretient avec la réalité suscite une double surprise. La première tient à cette constatation souvent faite que si l’on excepte les moments où elle est pure œuvre d’imagination, la littérature ne s’inspire pas seulement d’évènements passés ou présents, comme on pourrait s’y attendre, mais également d’évènements à venir » (6).

Et de citer plus loin l’exemple donné par le roman de Morgan Robertson, « Le naufrage du Titan, qui s’inspire d’évidence du naufrage du Titanic. Sauf qu’il a été écrit en 1898, soit 14 ans avant les faits qui lui servent de trame romanesque. L’autre surprise qui le frappe quand il considère ces phénomènes d’anticipation littéraire, c’est que, d’une manière générale, personne n’en tient jamais compte et surtout pas les dirigeants.

 

La théorie de Pierre Bayard est applicable au « rapport » de Pierre Thuillier

Ces deux aspects se retrouvent dans le livre de Pierre Thuillier. On a, d’un côté une anticipation, non advenue, malgré de nombreux signaux d’alerte et les observations faites par de nombreux autres auteurs et de l’autre, une quasi indifférence à ce qu’ils présupposent.

 

Cependant, si on accepte la théorie de Pierre Bayard, ce n’est en fait qu’une question de temps. Et s’y préparer, même vaguement, c’est reconsidérer la manière dont on dirige et dont on choisit un secteur d’activité.

 

Jusqu’à présent, l’implosion anticipée par des auteurs de plus en plus nombreux semble différée pour une bonne dizaine de raisons. Citons en quelques unes : la croyance qu’il n’y a pas le choix, des familles de plus en plus disloquées, une répression accrue des attitudes et des formes du langage, le poids des diversions et des divertissements, la fragmentation communautariste, la décivilisation des esprits, le culte de l’argent, etc.

 

Une implosion différée jusqu’à quand ?

Qu’une ou plusieurs de celles-ci fasse défaut et ce pourrait bien être l’heure de l’hallali. En attendant, comme le montre l’exemple de style managérial ci-après, tiré d’un article de la newsletter Frencnweb.fr du 22 avril 2024, multiplié à l’envi, comme on peut l’imaginer, le ver est toujours dans le fruit.

« Le Slip Français et 1083 souffrent. Symboles du renouveau de la mode du Fabriqué en France qui ont vécu une forte accélération de leur activité, nées dans les années 2010, les Digital Native Vertical Brands (DNVB), LE SLIP FRANÇAIS et 1083 sont 2 marques qui luttent pour surnager. Celles-ci ont basé leur communication et leur marketing sur une image de marque forte portée par des récits (storytelling), avec une communication accentuée en ligne et sur les réseaux sociaux. Elles doivent aujourd’hui affronter la concurrence féroce d’acteurs en ligne chinois de la fast fashion chinoise Temu et Shein, le succès de la seconde main et la contraction du pouvoir d’achat chez les consommateurs français. »

De fait, ces préoccupations qui peuvent sembler tout à fait légitimes quand on dirige une entreprise dans le contexte contemporain, illustrent pourtant bien la permanence de fondamentaux critiques qui ne demandent qu’à éclater à la première occasion. La phraséologie utilisée dans ce court passage, DNVB, Storytelling, fast fashion, etc. est tout sauf centrée sur des personnes humaines et les idéaux qu’elles peuvent avoir.

 

Finalement, en quoi le destin de ces deux ex-stars de l’écosystème Frenchtech, (sic), peuvent-elles les concerner ? Où est le sens donné à leur activité ? Comment croire que leur « made in France » et leur digitalisation suffisent, à eux seuls, à combler le vide latent que leur déroute suggère ?

 

 

Que faire ? Trois prises de conscience pour commencer

L’idéologie du management est là et bien là. Il semble même qu’elle s’accapare chaque jour qui passe de nouveaux champs d’activité qui l’avaient jusqu’à présent exclue. La faute à TINA. Autrement dit, au « There Is No Alternative », de Margaret Thatcher. Toujours d’actualité et qui parait indépassable.

 

Avoir conscience que le management n’est pas une science

Pourtant, par la force des choses, par la conscience que l’on peut avoir de ce que le management n’a rien d’une science, que ce n’est qu’une pratique idéologisée et parce qu’il arrive que le futur parvienne à se faire entendre, des fenêtres et des portes nouvelles s’ouvrent. De nouveaux contextes entrepreneuriaux sont envisageables et certaines expériences menées dans ce domaine méritent d’être suivies avec attention.

 

Avoir conscience que le modèle managérial optimal ne se réduit pas à un modèle unique

Par ailleurs, il semble aussi qu’on veuille de plus en plus adopter réellement d’autres modèles managériaux. Des modèles capables d’annihiler les attitudes toxiques et davantage respectueux du personnel, sans lequel, il n’y a pas d’entreprise. En tout cas, pas d’entreprise qui puisse résister à une implosion sociétale, même partielle.

 

Avoir conscience que le principal atout d’une entreprise, c’est son personnel

Le salaire décent que veut généraliser le groupe Michelin à l’ensemble du personnel de ses usines situées dans le monde entier en est une belle illustration. Petite révolution, au moins dans les esprits, Floriane Viala, responsable de la mise en œuvre de la mesure, précise :

Qu’on n’a pas regardé combien ça allait couter .. Moralement, on s’est dit que c’était une obligation et que faire du profit sur de la misère sociale n’était pas envisageable.

RFI.fr 22 avril 2024

 

Est-ce ce sens de l’air du temps et des équilibres qui explique que Michelin soit une entreprise qui fêtera bientôt ses 135 ans ? On peut le penser.

 

Sources bibliographiques des citations

  • (1) Elon Musk, Walter Isaacson, Fayard, 2023, p.89
  • (2) Aurora, Kim Stanley Robinson, Bragelonne SF, 2021
  • (3) Question à trois corps, Liu Cixin, Actes Sud, 2018
  • (4) L’idéologie et l’utopie, Paul Ricoeur, Points essais 2016, p. 32
  • (5) La Grande Implosion Rapport dur l’effondrement de l’Occident, Pierre Thuillier, Fayard, 1996
  • (6) Le Titanic fera naufrage, Pierre Bayard, Les éditions de Minuit, 2016, p. 16
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