Depuis James Burnham (1905-1987), nous savons que les managers constituent une classe sociale à part entière et que cette classe sociale vise à dominer le monde, ni plus ni moins, quel que soit le régime politique ou le cadre institutionnel dans lequel elle s’insère. C’est la nouvelle oligarchie.
Nous savons aussi que les développements cybernétiques incessants lui vont comme un gant et consolident chaque jour un peu plus son pouvoir sur les choses et les êtres. A ce propos, François-Xavier de Vaujany n’hésite d’ailleurs pas à parler d’apocalypse managériale selon le titre d’un ouvrage paru en 2022 (1).
Nous avons souscrit à l’idée que cette emprise s’accompagnait d’une véritable idéologie du management censée faire croire qu’aucune alternative aux pratiques managériales centrées sur la maximisation des profits au sens large et censées mesurer l’efficacité n’est possible.
Or la dégénérescence en blob management mortifère d’un management qui ne se conçoit dans ces conditions que guerrier incite à reconsidérer des prémisses que l’on pensait intangibles et à essayer d’en concevoir de nouveaux.
Si donc on pense que l’avènement d’un K-Manager peut être un frein à ce processus de dégénérescence, la question qui se pose est alors de savoir comment peut se « fabriquer » une nouvelle classe de managers avec ce nouveau profil. Une chose semble certaine, les 13 000 écoles de commerce que l’on peut dénombrer au niveau mondial n’en paraissent guère capables.
Critique de la raison d’être des écoles de commerce
La critique la plus rude a été portée par un bon connaisseur de ces écoles puisqu’il y a enseigné pendant une vingtaine d’années. On fait ici référence à Martin Parker et à son article paru dans le Guardian du 27 avril 2018 (2).
Un enseignement idéologique
Pour lui, les choses sont claires. Il faut supprimer les écoles de commerce car elles ne sont rien d’autre finalement qu’un instrument de conditionnement des futurs managers à la pérennisation d’un système discutable.
En effet, selon lui, ces écoles qui vivent de ce système comme n’importe quelle autre entreprise et avec les mêmes objectifs de rentabilité ne visent à rien d’autre qu’à promouvoir un mode d’organisation unique. Celui qui fait l’objet de ce que nous avons appelé, par ailleurs, le management guerrier. Celui pour lequel la seule raison d’être d’une entreprise est la maximisation de ses profits.
Tous les enseignements académiques des écoles de commerce sont donc orientés dans ce seul but et c’est la raison pour laquelle ils correspondent plus à l’enseignement d’une idéologie qu’à celui d’un réel savoir.
Un enseignement principalement axé sur les aspects techniques du management
Comparées aux universités, les écoles de commerce sont récentes. Alors que certaines universités sont multiséculaires, les écoles de commerce les plus anciennes n’ont guère plus de deux cents ans et pour l’essentiel l’origine de leur développement date des années 50.
Avant, elles n’étaient guère que des écoles techniques destinées à des étudiants peu doués pour les lettres ou les sciences. Après, notamment sous l’impulsion d’une américanisation des esprits, et surtout le succès phénoménal de la mobilisation managériale pendant la seconde guerre mondiale, essentiellement aux Etats-Unis devenus l’arsenal des démocraties, les meilleures d’entre elles ont pu accéder au statut de grandes écoles et à son prestige.
Quoi qu’il en soit, toutes ont bénéficié de l’effet simultané et inverse, du moins en France, d’un côté de la dégradation des études universitaires liée à leur ouverture massive à des étudiants mal préparés et de l’autre, de la montée en gamme des études commerciales liées à leur sélectivité académique et/ou financière et aux modalités de leur financement. Une montée en gamme principalement marquée par l’importance des moyens pédagogiques mis en œuvre et teintée par les préoccupations du moment avec comme aujourd’hui les modules consacrés à l’éthique des affaires ou à la RSE
Un enseignement souvent choisi par défaut par les étudiants
Maurice Midena, un ancien de sup de co. Nantes, auteur de « Entrez rêveurs, sortez manageurs » (3) et devenu journaliste, relève combien les jeunes qui s’inscrivent dans les écoles de commerce le font par défaut, ou plus précisément, pour se garder les « portes ouvertes », faute de savoir quoi faire, suivant la même logique qui les a fait aller dans des filières matheuses pendant leurs années de lycée.
Autrement dit, sur les dizaines de milliers de jeunes, dont le nombre s’accroît sans cesse d’année en année, qui s’engouffrent chaque année dans l’entonnoir des écoles de commerce et de leurs épigones, bien peu le font en totale connaissance de cause. D’où les nombreuses désillusions et déceptions dont font état les étudiants interviewés par Maurice Midena.
Evidemment, on ne leur demande rien, si on peut dire, si ce n’est de bien « ingurgiter » les différentes facettes d’un management guerrier et d’apprendre à bien maîtriser l’art de l’égoïsme rationnel qui lui est consubstantiel. De ce fait, les heures d’enseignement sont en définitive restreintes et en général moins nombreuses que les heures passées dans les associations et les soirées destinées à affuter et à pratiquer cet art essentiel qu’est l’art de l’égoïsme rationnel, version moderne de la vieille locution latine « Homo homini lupus est » (4).
Ce qui a au moins l’avantage de laisser du temps libre pour faire autre chose et s’employer à devenir un K-Manager plutôt qu’un manager lambda. A condition, bien sûr, de se réveiller à temps. Et si on a raté le coche pour le faire pendant ces années que d’aucuns qualifient de déformation ou de déscolarisation, on peut quand même suivre des séances de rattrapage après coup, même si c’est évidemment un peu plus difficile. Mais, à vrai dire, il n’est jamais trop tard pour bien faire.
Quelle matrice pour former les futurs K-Managers ?
En attendant un hypothétique aggiornamento des écoles de commerce, que faire pour devenir ou former un authentique K-Manager ? Quel programme faut-il suivre ? Attention, il ne s’agit pas de jeter le bébé avec l’eau du bain. Les techniques auxquelles a recours le management guerrier valent toujours leur pesant d’or.
Ce que l’on cherche à faire, c’est à en diversifier l’usage et à mieux les orienter. Les guerres qui les ont fait naître et prospérer sont finies. Il est vain et dangereux de chercher à les rallumer sous une forme ou sous une autre pour entretenir le savoir-faire qu’elles ont permis d’acquérir. L’heure doit être à un management apaisé et elles peuvent tout aussi bien s’y montrer efficaces. A condition de ne pas leur laisser la bride sur le cou.
Alors que faut-il faire ? Disons-le d’emblée, pour un étudiant d’école de commerce, bien intégré dans son milieu, tout ce qui suit n’est que billevesée et destiné à des imbéciles. Son but est de se conformer le plus rapidement possible au moule qui lui promet de faire partie, un jour, des riches et des puissants et où il a payé sa place très cher. Les vertus du K-Manager, on veut bien, mais à condition que ça aide à atteindre ce but, ou au minimum que ça ne soit pas un obstacle pour l’atteindre.
Sauf que, heureusement, tous ne raisonnent pas ainsi et un certain nombre attendent autre chose de leur travail en entreprise, et donc de leur entreprise. Et l’entreprise, elle-même, quand il lui arrive de prendre conscience de sa dérive vers le blob management et toutes ses conséquences, se met aussi à regarder ailleurs. Par simple instinct de survie, peut-on dire. Cet ailleurs, c’est celui que ne peut manquer d’inspirer ce que nous pouvons appeler un K- programme.
Esprit du contenu d’un K-programme
Ce contenu, c’est celui qui va orienter les réflexions du K-Manager et constituer le socle de ses pratiques managériales avant les techniques de base et les habitudes communes à toutes les écoles de commerce. Ce sont elles qui vont lui donner la flexibilité intellectuelle nécessaire pour faire face à n’importe quel contexte entrepreneurial et à ne pas se contenter d’un modèle unique conçu dans un contexte géopolitique particulier, d’où, rappelons-le, sa forme guerrière, qu’il peut être tenté de ressusciter à l’infini.
Principe général à la base d’un K-programme
Le plus sensibles à cette problématique parlent de la nécessité de développer la culture générale des managers pour remédier à ce que leurs pratiques pourraient avoir de trop sauvage.
Même si, pour notre part, nous préférerions ignorer cette notion de culture générale dont l’emploi dans cette perspective ressemble un peu trop à celui que pourrait en faire un candidat à un jeu télévisé spécialisé dans les quizz culturels, nous en retenons néanmoins le principe.
Car c’est bien de culture dont il s’agit et de culture générale. Pas de technique ou de science. Et de surcroît, l’objet de cette culture générale est d’être capable de questionner, sans parti pris, cette technique et cette science.
Fondement des principaux axes d’un K-programme
Pour définir les principaux axes d’un K- programme, on peut s’inspirer des réflexions François-Xavier de Vaujany elles-mêmes largement tirées de celles que Paul Ricoeur a formulé dans son livre phare « Temps et récit » dans lequel il écrit :
« Le présent est tout entier en crise quand l’attente se réfugie dans l’utopie et quand la tradition se mue en dépôt mort » (5).
Autrement dit, Il y a crise du présent quand plus rien ne le rattache à un passé jugé définitivement obsolète et à un futur conçu exclusivement comme une extrapolation utopique. Ce déséquilibre entre les pôles du passé, du présent et du futur a pour effet de briser l’arc temporel nécessaire à l’acceptation d’une vie collective commune et de se traduire par une myriade de jeux individuels tous plus dévastateurs les uns que les autres. Un auteur comme Robert Greene en a d’ailleurs fait un livre, intitulé, « Power, les 48 lois du pouvoir » (6) qui se vend très bien.
Et d’évidence, nous dit François Xavier de Vaujany ce fractionnement résulte de la part déterminante prise par le phénomène digital dans la formation des mentalités et dans celle de leur expression.
Pour en sortir, car il faut bien chercher à en sortir, si on veut échapper à la dissolution à terme de tout contexte à tout le moins entrepreneurial, il faut, si on comprend bien Paul Ricoeur, faire en sorte que ce fractionnement ne devienne pas un schisme irrémédiable entre les « plus riches » et les « plus pauvres » ou les « plus précaires ». Les premiers, nous dit (7) François-Xavier de Vaujany :
« sont mobiles (et) leur mouvement incessant est tout le luxe dont ils disposent. Jamais posés, ils sont en permanence dans la jouissance de l’instant à saisir et à ressaisir. A l’inverse les plus pauvres, les plus précaires n’ont pas de passé (ou alors il est problématique) et pas vraiment de futur. Ils sont dans un présent en pleine décélération. Si pour les premiers la narration est trop rapide pour faire sens, pour les seconds, la narration ne se déploie pas. Elle n’a pas de sens. Ainsi « d’un côté, c’est un présent plein et en mouvement perpétuel, de l’autre c’est une prison close et figée (sans perspective) ». Dans les deux cas, le présent est le pivot et la limite de toute expérience telle qu’elle peut se raconter. »
Bref, comme à l’époque des guerres de religion, les deux populations ne sont pas près de se rejoindre et on peut s’attendre à ce qu’à un moment ou à un autre elles finissent par se heurter violemment. Les deux conceptions du monde fondées sur deux approches différentes du présent sont donc bien à la manœuvre sur le plan mental comme ont pu l’être celles fondées sur des approches différentes de la pratique du christianisme.
En tant qu’acteurs institutionnels, les entreprises sont forcément partie prenante dans cet affrontement et s’y préparer, c’est bien se demander quel profil managérial et quel type de management est le plus apte à y faire face. Pour nous, la réponse est évidente, la solution passe par un management apaisé et par des K-managers pour l’exercer.
Par suite, toujours si on comprend bien Paul Ricoeur, tel que le rapporte François-Xavier de Vaujany, il convient :
« d’une part, de rapprocher du présent les attentes purement utopiques par une action stratégique soucieuse des premiers pas à faire en direction du souhaitable et du raisonnable, d’autre part, résister au rétrécissement de l’espace d’expérience en libérant les potentialités inemployés du passé (8). »
Pour nous, la formation en tant que telle est un acte stratégique majeur et son contenu doit naturellement participer au rééquilibrage dont Paul Ricoeur a souligné le caractère essentiel pour éviter les conséquences qui ne peuvent être que désastreuses en cas de développement d’un schisme entre deux populations que tout oppose. C’est par ce biais que doit être abordé tout programme de culture générale à mettre en œuvre. Non par celui d’une accumulation de savoirs sans réels liens entre eux, ni orientation générale.
Essai de définition des grandes lignes du contenu d’un K-programme
Le domaine de la culture générale est vaste. Par quoi commencer ? Faut-il privilégier tel auteur plutôt que tel autre ? Quelle part réserver à chacun des domaines spécifiques qui la constitue ? De ce qui précède, deux points paraissent intangibles et liés. Le premier est celui qui met l’accent sur la notion de transcendance et le second est celui qui souligne l’inscription de tout présent dans un arc temporel allant du passé au futur.
Dimension transcendantale de tout K-programme
Entrer en transcendance, c’est être prêt à naviguer sur les grandes eaux philosophiques, voire philosophales, et poétiques. Les chapitres rédigés par quelques managers dans le recueil réalisé par la société de conseil Aperlead, dont on a déjà parlé, en constituent un bon exemple. Ils peuvent d’ailleurs servir de portes d’entrée vers d’autres ouvrages plus conformes à ses goûts. Ou à ses besoins du moment. Marc-Alain Ouaknin a écrit un excellent livre intitulé « Bibliothérapie, lire, c’est guérir » (9) qui en décrit bien les processus.
A titre d’exemple, dans le cahier de L’Herne consacré à un auteur comme Christian Bobin (1951-2022), chacun de ses rédacteurs raconte comment ils l’ont rencontré, qu’est-ce que cette rencontre leur a apportée, et en quoi ce qu’ils en ont retiré les accompagne à chaque moment de leur existence.
L’un d’entre eux, Frédéric Brun, faisant involontairement le lien avec les propos de Marc-Alain Ouaknin écrit (10) :
« Les livres n’entrent jamais par hasard dans notre vie. Nous ne choisissons pas toujours nos livres : ce sont peut-être eux aussi qui nous choisissent. J’entends par livres importants, ceux capables de nous transformer. Il y a la littérature de divertissement et la littérature de formation. Nous vivons à l’ère du divertissement, et donc, à l’ère des livres de divertissement. C’est pourquoi Christian Bobin préfère se faire discret dans les médias. Ses livres ont pris un autre chemin. Il s’agit de livres d’apprentissage, mais sans autre volonté que celle de nous enseigner l’humilité et l’émerveillement. » Et ne faut-il pas voir dans l’humilité, un zeste de prudence et dans l’émerveillement, le plaisir d’être au monde et l’envie de le glorifier ?
Ce n’est là qu’un exemple entre mille autres. Car, c’est le propre de cette collection que de s’attacher à faire ressortir, plus particulièrement, ces rencontres de nature existentielle. Citons au détour d’un catalogue très riche, les cahiers consacrés à des auteurs contemporains aussi connus que François Cheng, Michel Onfray ou encore Michel Houellebecq. Commencée en 1961, la collection comptait en 2023 près de 150 cahiers. De quoi bien trouver chaussure à son pied.
Dimension historique de tout k-programme
Le monde des écrans dans lequel nous vivons désormais est celui dans lequel tout réel ne devient réalité que si ses contours peuvent faire l’objet d’une archive enregistrable sur internet. Les souvenirs n’existent que s’ils sont photographiés avec un smartphone. Un livre même ne peut sortir de l’anonymat que s’il bénéficie au minimum d’une brève circulant sur un réseau. Etc.
De ce fait, le monde qui surgit des écrans est un monde plat, dont l’apparente mobilité ne reflète qu’un monde mort car il est pratiquement toujours présenté sans tenants ni aboutissants solidement charpentés. Ces caractéristiques le font ressembler à la surface d’un lac immuable perpétuellement traversé par les traces fugaces laissées par les innombrables ondes émotionnelles suscitées par les non moins innombrables faiseurs d’images qui en forment les piliers.
Sortir d’un monde plat
Ce monde plat agit sur les esprits de la même façon qu’a pu le faire, en son temps, l’idée que la terre était plate et au centre de tout. C’est la mémoire qui fait l’homme rappellent à l’envi Jean-Yves et Marc Tadié dans leur livre « Le sens de la mémoire » (11). Pour le démontrer, ils y combinent l’analyse littéraire aux données neuroscientifiques les plus récentes. S’il en est besoin, on peut comprendre sans peine tous les dégâts qu’une conception réductrice de l’Histoire peut faire dans la juste appréhension du réel.
La seule façon d’en sortir est de se réapproprier la notion de temps historique en ne le confondant pas avec le temps individuel. Ce qui parait long à l’échelle individuelle du fait de la multiplication des évènements auxquels on assiste grâce aux écrans ne représente en fait que peu de choses dès lors qu’on fait l’effort de le resituer à sa juste place dans le déroulement des siècles. L’histoire d’un pays comme la France ne commence pas à la révolution qu’elle a connue à la fin du XVIII -ème siècle pas plus qu’elle ne peut s’achever avec la réalisation d’un mode sociétal particulier.
Ce n’est pas parce que d’un point de vue individuel ses évolutions peuvent paraître définitives qu’elles le sont effectivement d’un point de vue historique. D’où cet étonnement fréquent quand un évènement qui paraissait inconcevable l’instant d’avant surgit des profondeurs de l’Histoire. Il convient donc que dans la formation d’un K-manager il y ait un large pan consacré au déroulement des siècles et à leurs futurs possibles.
L’histoire du management n’est pas finie
Si on prend l’exemple du management, François-Xavier de Vaujany, s’appuyant sur les développements d’un auteur comme Thibault Le Texier (12), dit ainsi (13) entre autres :
« Le management a une histoire à la fois longue et courte… Si l’on en croit l’Oxford English Dictionary, le mot management viendrait du français mesnager, un vocable du XVème siècle signifiant en équitation ; tenir en main les rênes d’un cheval ; et viendrait lui-même de l’italien maneggiare ( et du latin manus : la main dont la racine subsisterait dans le mot manège). »
Autrement dit, l’idée de management n’est pas nouvelle, la forme dominante qu’elle a prise aujourd’hui peut être facilement retracée jusqu’à une série d’évènements particuliers, notamment les deux guerres mondiales du XXème siècle, dans lesquels les Etats-Unis ont joué un rôle majeur en tant qu’arsenal et grand organisateur. Selon nous, les temps sont mûrs aujourd’hui pour une nouvelle mutation de la conception du management en lien avec un nouveau contexte managérial et entrepreneurial.
Cette mutation que nous appelons de nos vœux nous l’avons nommé K-management. C’est le seul, selon nous, à pouvoir déboucher sur un management apaisé et à constituer une alternative à un management intrinsèquement et inutilement guerrier.
Pour y accéder outre la marche transcendantale déjà évoquée il faut donc aussi monter une marche historique. Dans la composition de cette marche, on doit trouver quelques grands composants tels que, outre les grands récits historiques, des aperçus de nature anthropologiques et géopolitiques. L’idée simple derrière cette préconisation est qu’on ne vient pas de nulle part et que la manière dont les problèmes du passé ont été posés et solutionnés peut aider à résoudre les problèmes posé par les futurs possibles.
La loi des Sames n’est pas morte
Quand on examine le mode de fonctionnement d’une société multiséculaire comme celui qu’illustre le dernier peuple indigène d’Europe, on veut parler ici des Samis, dénommés péjorativement lapons par leurs envahisseurs, on ne peut qu’être stupéfaits par leurs trouvailles sociétales liées à leur culture millénaire du renne.
On peut en avoir une bonne approche, comme souvent, avec un roman. Entre autres, celui de Lars Pettersson, intitulé La loi des Sames (14). De même, quand on examine la façon dont la monarchie française s’est installée et a prospéré sous l’égide de ses rois capétiens on ne peut manquer d’y voir comme un modèle particulier d’organisation (15) adapté à un contexte particulier. Et, comme on l’a dit plus haut, il faut se souvenir que le management guerrier qui domine actuellement les entreprises est lui aussi un mode de fonctionnement lié à un momentum historique particulier.
Celui de la mobilisation fantastique des Etats-Unis lors de la seconde guerre mondiale. Sur ce sujet un livre est absolument incontournable et constitue une indéniable clef pour comprendre le siècle qui vient de s’écouler. Il s’agit de la biographie de Franklin D. Roosevelt (16), extraordinairement vivante et riche d’enseignements sur le leadership, écrite par le spécialiste des Etats-Unis qu’est André Kaspi.
Le management guerrier est contre productif
Or ce contexte est en train de disparaître avec la diminution de l’influence des Etats-Unis et les techniques managériales qu’il a fait naître, si elles ont encore largement leur utilité, ont montré qu’elles pouvaient aussi être très contre productives notamment quand elles n’étaient plus que des instruments au service d’un blob management. Dans ces conditions, il est légitime d’aller voir ailleurs. Dans le temps, et pas seulement dans l’espace. On peut alors considérer d’autres modèles d’organisation et se mettre en capacité de s’en inspirer et d’évoluer vers un management apaisé. Mais, pour cela, encore faut-il avoir un minimum de connaissances historiques non biaisées.
Redonner toute sa place à l’enseignement des Beaux-Arts
Est-ce tout ? Une approche transcendantale du réel et une plongée dans les profondeurs du passé sont-elles suffisantes pour réarmer moralement les managers et en faire des K-managers ?
La réponse à cette question est évidemment négative. Non pas qu’on n’ait pas assez souligné l’importance des techniques managériales habituelles, loin de nous la pensée qu’elles sont inutiles, comme on l’a déjà dit, mais il convient certainement d’associer à notre double approche culturelle, celle que recouvre la notion des beaux-arts.
Sous cette dénomination rentre tout ce qui s’exprime, entre autres, par la voix des arts plastiques et de la musique. Une idée, ça peut aussi bien se voir et s’entendre que se formuler par écrit ou oralement. On aurait donc tort de s’en priver.
On a évoqué plus haut les samis, outre leur mode d’organisation sociale fondé sur l’entraide communautaire dans le cadre du sameby, il n’est pas sans intérêt d’écouter les chants traditionnels tels que les interprètent une artiste légendaire comme Mari Boine. On y trouve toutes les références aux incantations chamaniques et à l’esprit animiste du joik. Plus globalement, la musique est au cœur de l’élévation spirituelle telle que la voyait un auteur comme Herman Hesse et telle qu’il en a décrit le processus dans son roman « Le jeu des perles de verre (17) ».
Quant aux arts plastiques, on peut aussi se laisser emporter par le lyrisme d’artistes peintres contemporains comme Christian Bastian, installé à l’orée de la forêt des Corbières occidentales, face à la montagne d’Alaric, à l’autre bout de la péninsule eurasiatique. Dans une exposition intitulée « Traverser le paysage avec désir et hasard » qui a eu lieu dans l’ancien réfectoire des frères convers de l’abbaye de Lagrasse, il s’est montré digne disciple de Cézanne pour lequel
« Les artistes n’imitent pas la nature. Ils inventent une image de la nature, du paysage, à travers le prisme de leur imaginaire ».
Pour un K manager, le développement d’une telle faculté est indiscutablement un atout. C’est grâce à elle qu’il peut sortir des sentiers battus et donner naissance à des approches innovantes.
Alain Roger, auteur d’un « court traité du paysage », et par ailleurs, auteur d’un intéressant « Bréviaire de la bêtise » (18), souligne de son côté
« qu’un paysage n’est jamais réductible à sa réalité physique – les géosystèmes des géographes, les écosystèmes des écologues, etc., que la transformation d’un pays en paysage suppose toujours une métamorphose, une métaphysique, entendue au sens dynamique. En d’autres termes, le paysage n’est jamais naturel, mais toujours surnaturel. (19) »
Ce qu’il faut retenir à ce stade
Un programme de formation managériale uniquement centré sur l’apprentissage des techniques managériales héritées des premiers âges du management moderne et mâtiné de quelques développements éthiques ne nous semble pas en mesure de soutenir l’émergence d’un management apaisé tel que nous l’appelons de nos vœux.
Ce dernier ne peut naître et prendre son essor que si ses managers ont pu être formés, de surcroit et à parts égales, à de nouvelles approches plus culturelles, de nature quasi patriciennes. Certes, mais comment faire ?
Mise en oeuvre d’un K-programme de formation pour K-Managers
Sans entrer dans les détails, il y a trois façons de mettre en œuvre un programme de formation que l’on peut qualifier d’hybride spécifique aux K-managers, à base de culture générale : la formation initiale, la formation continue et l’auto-formation, mais seule la dernière peut actuellement servir de support à un K-programme.
La culture générale en formation initiale
Si on se cantonne à la situation française, la première passe principalement par les classes préparatoires aux concours des grandes écoles. Mais comme elles sont complètement dédiées à ces concours, elles sont aussi complètement déterminées par les épreuves qu’il s’agit de réussir. Autrement dit, notamment, par le concours de la Banque Commune d’Epreuves qui gère l’admissibilité dans vingt-deux grandes écoles de commerce, dont les plus prestigieuses comme HEC.
La culture générale y est réduite à une épreuve de dissertation et à une épreuve mêlant économie, sociologie et histoire. En revanche, le gros des épreuves y est constitué par un corpus consistant de mathématiques approfondies et de mathématiques appliquées. Sans oublier un ensemble non moins consistant réservé aux langues, réparties en langue vivante A et langue vivante B.
Si à l’issue de leur cycle CPGE, les préparationnaires ont acquis par la force des choses un certain niveau de culture générale, celui-ci, une fois qu’ils ont été admis dans une de ces écoles, devient un stock qui ne sera pratiquement jamais renouvelé et avec lequel il va leur falloir vivre pour le restant de leurs études et de leur vie professionnelle s’ils ne font rien pour qu’il en soit autrement.
Pour sortir de ce schéma contraignant, une expérience intéressante a été menée par le groupe sup de co Reims à la fin des années 90 avec son programme Sup’Tg repris par un certain nombre de partenaires répartis dans plusieurs régions de France. Le cursus qui se déroulait sur 3 années après le bac mêlait étroitement culture générale et techniques de gestion tout au long de ces 3 années.
S’inspirant principalement du programme de culture générale des CPGE et un peu trop vécu, sans doute, comme un sous-produit des programmes phares des grandes écoles partenaires, ce programme n’est jamais parvenu à s’imposer comme un programme de formation initiale réellement novateur. En tout cas, du type de celui qui aurait pu conduire à la formation de K-Managers.
La culture générale en formation continue
Les formations à la culture générale destinées à de jeunes adultes prêts à s’engager dans une activité professionnelle ne manquent pas. Elles sont souvent destinées à des candidats qui veulent se remettre à niveau pour passer un concours de la fonction publique. Leurs programmes sont donc déterminés par les épreuves des concours visés. On y a une conception très large de la culture générale. On y met ainsi en quelque sorte dans le même sac des remises à niveau en français, en mathématiques, en biologie, en physique, etc.
Mais une brève recherche sur internet a tôt fait d’élargir le champ des possibles et de pointer sur des associations engagées depuis longtemps dans le combat pour la culture générale avec un esprit très dix-neuvième siècle comme, par exemple, l’association Philotechnique créée en 1848 par Eugène Lionnet (1805-1884) pour, disait-il, « donner aux adultes une instruction appropriée à leurs besoins ».
Toujours présidée par des personnalités reconnues et remarquables, animée par une équipe de près de 250 enseignants, l’association fait ainsi le bonheur de plus de 5000 inscrits à ses cycles de conférences pour un coût très modique. Et si la formule ne parait pas assez personnalisée on peut toujours faire appel à un coach dont la culture générale est la tasse de thé et qui ne demande qu’à partager ses foucades et ses incontournables.
L’auto-formation comme support à un K-programme de formation
En l’état actuel des choses, l’auto-formation est peut-être la plus adaptée à un programme de formation de K-Managers. Auto-formation ne signifie pas pour autant qu’aucune aide extérieure ne peut être apportée. Sachant qu’elle n’en constitue pas une condition sine qua non. Dans ce domaine, chacun étant libre de bâtir son propre programme de formation.
Cela dit, il peut être très intéressant, et surtout plus efficace, de se faire accompagner par un professionnel du coaching rompu aux spécificités du K-Management et aux vertus attendues d’un K-Manager. Sans entrer dans les détails de cet accompagnement, il se déroule, en général, en trois phases.
Tout d’abord, une première phase de diagnostic permet de situer le niveau du « coaché » par rapport à l’objectif poursuivi, celui de devenir un K-Manager adepte du management apaisé.
Une deuxième phase, ensuite, définit un plan de lectures et de recherches culturelles propre au « coaché » et à lui seul, en fonction du diagnostic établi initialement.
Enfin, une troisième phase correspond à une série de libres discussions avec le coach à la suite des lectures et des recherches culturelles réalisées dans le cadre du plan tel qu’il a été préalablement défini.
Un K-programme pour aller où ?
D’évidence, l’environnement entrepreneurial tel qu’il existe dans les entreprises ou les organisations fonctionnant sur un mode guerrier n’est guère propice aux K-Managers. Ils ne peuvent y jouer un rôle et susciter la mutation du management guerrier en management apaisé qu’en bénéficiant du soutien constamment renouvelé d’une direction générale résolument engagée sur la voie d’une telle transformation. Seuls et isolés, ils ne peuvent rien.
Mieux vaut alors pour eux rechercher des environnements entrepreneuriaux naturellement plus appropriés comme ceux construits au fil du temps par des entreprises familiales centenaires ou ceux développés par des entreprises ayant décidé d’assumer pleinement leur fonction institutionnelle comme les entreprises à mission.
- (1) Apocalypse Managériale, François-Xavier de Vaujany, Les Belles Lettres, 2022
- (2) What we should bulldoze the business school, Martin Parker, The Guardian, 27/4/18, Blog Paul Jorion pour la traduction in extenso.
- (3) Entrez rêveurs, sortez manageurs : formation et formatage en école de commerce, Maurice Midena, La découverte, 2021
- (4) L’homme est un loup pour l’homme.
- (5) Apocalypse managériale, p.336
- (6) Power, les 48 lois du pouvoir, Robert Greene, Alisio – Albin Michel, 2009
- (7) Ibid. p. 332
- (8) Ibid. p.336
- (9) Bibliothérapie, lire c’est guérir, Marc-Alain Ouaknin, Points, 2015.
- (10) Cahier de l’Herne Bobin, 2019, p.40
- (11) Le sens de la mémoire, Jean-Yves et Marc Tadié, Gallimard, 1999
- (12) Le maniement des hommes : essai sur la rationalité managériale, Thibault Le Texier, La Découverte, 2016.
- (13)Apocalypse managériale, p.412 et ss.
- (14) La loi des Sames, Lars Pettersson, Folio policier, 2014
- (15)La voie capétienne, Axel Tisserand, Editions de Flore, 2022
- (16)Franklin D. Roosevelt, André Kaspi, Tempus, 2012
- (17)Le jeu des perles de verre, Hermann Hesse, LGP, 2002
- (18)Bréviaire de la bêtise, Alain Roger, NRF Gallimard, 2008
- (19)Court traité du paysage, Alain Roger, NRF Gallimard, 1997