Donner du sens au modèle entrepreneurial, à quoi ça sert ?
Chercher à redonner du sens au modèle entrepreneurial, c’est se demander à quoi sert une entreprise. Mais à produire, pensez-donc ! A quoi d’autre sinon ! L’interrogation fait au mieux sourire, et au pire, hurler. Bref, se la poser est indiscutablement, pour beaucoup, une perte de temps.
Cependant, quand on s’interroge sur le sens d’une chose, il est souvent intéressant de commencer par chercher à savoir ce qui se passerait si cette chose n’existait tout simplement plus. Serait-ce vraiment dramatique, insupportable ou à peine gênant, voire plutôt positif ?
A quoi faut-il croire pour donner du sens au modèle entrepreneurial ?
Supposons que par un coup de baguette magique, le monde des entreprises disparaisse. Supposons que la division du travail et la spécialisation des activités qu’elle induit ne soit plus possible. Nous voilà alors revenu à une époque où chacun faisait tout, selon ses compétences, et se contentait d’en échanger le produit contre ce qui lui manquait.
Cette époque a un nom. C’est celle du temps des cathédrales. Elle s’est étendue du XIIème au XIIIème siècle. Autrement dit, elle correspond au Moyen Âge. De quoi hurler donc, rien que d’y penser
Le modèle entrepreneurial suffit-il par lui même à constituer une croyance ?
On a coutume, en effet, de présenter cette période comme une période de grand obscurantisme que les siècles suivants, ceux de la Renaissance et des Lumières se sont appliqués à dissiper pour faire advenir, heureusement, les siècles libérateurs du progressisme politique et économique.
Ajoutons à ce survol elliptique qui enjambe outrageusement les siècles qu’on peut considérer l’entreprise comme un des fers de lance, sinon Le fer de lance, de cette évolution. Au point qu’elle constitue, aujourd’hui, pour beaucoup de commentateurs, le cœur même de la société moderne. Ce qui ne manque pas naturellement d’interpeller.
Or, d’un temps à l’autre, des cathédrales à la société moderne, qu’est-ce qui a fondamentalement changé ? On ne parle pas ici des modes de vie, mais de ce à quoi l’on croit.
Le temps des cathédrales peut-il être un exemple de sens entrepreneurial ?
Dans leur livre décidément bien inspirant, » La comédie (In)humaine, comment les entreprises font fuir les meilleurs« , Nicolas Bouzou et Julia de Funès se réfèrent à une histoire souvent racontée par le psychiatre Boris Cyrulnik pour illustrer ce que croire peut vouloir dire. Dans cette histoire :
« Un voyageur marche sur une route de campagne. Il y croise un tailleur de pierre, la figure rouge, la mine harassée et miséreuse. « Que fais-tu ? lui demande-t-il. –Tu le vois bien, répond-il dans un souffle, je taille des pierres. » Quelques kilomètres plus loin, il croise un autre tailleur de pierres, le regard neutre. « Que fais-tu ? – Je travaille pour payer des études à mes enfants. » Quelques kilomètres plus loin, un troisième tailleur de pierres chante, les traits souriants. « Et toi que fais-tu ? – Je construis une cathédrale ! »
Evidemment de l’un à l’autre, la motivation n’est pas du tout la même et donc le travail et sa qualité. Aujourd’hui, rares sont les salariés qui pensent construire une cathédrale avec leur entreprise. Il n’en est naturellement pas question dans les entreprises subverties par le blob management. Raison pour laquelle, si rien ne change, il en constitue le stade ultime.
Alors comment faire pour renverser la vapeur ? Comment faire pour redonner du sens à ce qu’on fait en entreprise ? On se doute qu’un des moyens, c’est de sortir des faux marchés. La manière dont fonctionne, par exemple, l’attribution de la prime énergie par le biais de la production de certificats d’économie d’énergie et de son marché dédié y fait lourdement penser.
Mais, que peut-on faire d’autre qui soit simple et sensé ? Qu’est-ce qui, aujourd’hui, peut jouer le rôle des cathédrales.
Quels sont les éléments constitutifs d’une foi qui soulève les montagnes ?
Si c’est une question de foi, c’est alors une question de croyance, de confiance et de fidélité, pour reprendre le décorticage qu’en fait Camille Riquier dans son livre « Nous ne savons plus croire » . Trilogie parfaitement mise en scène par les trois principes architecturaux que sont « utilitas », « firmitas » et « venustas », c’est-à-dire, « usage », « structure », « beauté », qui s’entremêlent toujours dans l’esthétique du sacré portée par une cathédrale.
On est alors bien loin du compte quand les entreprises à la recherche de leur sens perdu se jettent dans des ersatz de jeux de cirque croyant ce faisant raviver le bonheur de leurs salariés de s’y trouver et d’y travailler. Nicolas Bouzou et Julia de Funès n’ont guère de peine à envoyer bouler d’une pichenette l’idéologie bonheuriste qui sous tend ces jeux, souvent abscons , et tout ce qui y ressemble, en disant dans une formule lapidaire :
« Le bonheur ou la joie comme conséquence d’un travail réussi, oui ; le bonheur ou la joie comme condition de performance, non. »
Alors que faire quand on ne croit plus en rien et qu’on ne sait même plus ce que c’est que croire ? Que faire quand chaque jour qui passe voit s’étendre inexorablement le domaine du blob management et s’approcher la ruine future qu’il dessine ?
Emmanuel Faber, l’ex-PDG de Danone, aujourd’hui président de l’ISSB, International Sustainability Standards Board, aurait-il la solution ?
Les utopies peuvent-elles donner du sens au modèle entrepreneurial ?
Les origines du mot Utopie
C’est quoi une utopie ? Le mot a été rendu célèbre par un petit livre, il y a longtemps, c’était en 1516, et c’était le fait d’un anglais, Thomas More. Dans ce petit livre, intitulé justement Utopia, Thomas More y raconte sa rencontre avec un certain Raphael Hythloday de retour, après de nombreuses années d’errance, de l’île d’Utopia.
En réalité, c’est l’occasion pour l’auteur qui deviendra, treize ans après, Chancelier d’Henri VIII, de dire tout ce qui ne va pas dans la société de son temps et de préconiser une société plus juste et plus égalitaire. Le livre eut beaucoup de succès, surtout à l’étranger, et n’empêcha pas Thomas More d’accéder aux plus hautes fonctions. Il finit quand même par être décapité, non pas à cause de son Utopie, mais pour s’être opposé aux projets matrimoniaux du roi Henri VIII, alors amouraché d’Ann Boleyn. Il finira par en faire sa reine pour son plus grand malheur. A elle, pas à lui. Quoique.
L’utopie selon Emmanuel Faber, ex-Pdg de Danone
Emmanuel Faber a accédé lui aussi aux plus hautes fonctions dans le carré d’as du CAC 40. Il a publié lui aussi de nombreux ouvrages préconisant de faire des entreprises des vecteurs de changement sociétaux et environnementaux à l’échelle mondiale. En juin 2020, l’entreprise Danone, dont il est le PDG depuis 2017, adoptera sous son impulsion les statuts d’entreprise à mission.
Entré chez Danone en 1997, après avoir fait HEC et être passé par Bain et cie, Emmanuel Faber y fera rapidement carrière. Il se fera particulièrement remarqué par son discours, devant les diplômés HEC de la promo 2016, aux accents intimistes et dont l’idée centrale est que « sans justice sociale, il n’y aura plus d’économie. »
Il se fracassera sur le mur dressé par les fonds activistes lui reprochant la chute de la valorisation de l’action Danone dans la foulée de la crise sanitaire et sans doute aussi, l’absence de réel soutien interne à sa vision sociétale. En mars 2021, la majorité du conseil d’administration de Danone, y compris Franck Riboud, le pousse dehors.
Qu’est-ce que ces deux exemples peuvent vouloir dire ? D’abord qu’on peut écrire ce qu’on veut tant que ça « ne mange pas de pain ». Cela dit, dès que les fondamentaux de la structure, pouvoir royal dans un cas, pouvoir des actionnaires dans l’autre, paraissent atteints par des décisions de nature utopiste, la structure finit par se rebeller et par éliminer ce qui la menace.
Le modèle entrepreneurial a besoin d’avoir du sens, mais pas au détriment de sa raison sociale
En bref, l’entreprise ne peut pas donner du sens à son action en dehors d’elle-même. Tant qu’Emmanuel Faber s’est contenté de recentrer les activités de Danone autour de l’idée que sa raison d’être était d’apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre, il a été en capacité de passer outre à ses oppositions.
Et cela d’autant plus que les choix stratégiques opérés dans cette perspective ont été, dans un premier temps, plutôt judicieux. Cependant, dès que les difficultés liées à la crise sanitaire ont souligné ses freins sociétaux à la mise en œuvre des mesures visant à préserver les marges de son groupe, il a été sacrifié, sans état d’âme et sans trainer, sur l’autel des rendements financiers.
Autrement dit, le métier de Danone, c’est de vendre des produits laitiers de qualité, pas de changer le monde. C’est ce que signifie fondamentalement l’histoire d’Emmanuel Faber à la tête de ce poids lourd du CAC 40.