On a vu précédemment qu’au fond, une grande partie, sinon la totalité, des attitudes et des comportements qui rythment la vie des entreprises, et plus généralement, des organisations, pouvaient être considérés comme la manifestation d’une idéologie du management qui justifie qu’on s’interroge sur l’opportunité d’un néo management.
Le management est plus une idéologie qu’une science
Nous avons également dit que cette idéologie du management était, selon nous, le produit d’une pensée essentiellement centrée sur l’efficacité et le rendement financier.
Nous avons aussi développé l’idée qu’à partir d’un certain moment ces attitudes et ces comportements produits par cette idéologie du management finissaient par se traduire en blob management.
Enfin, nous avons souligné le fait que l’apparition et la généralisation d’un blob management était le signe d’une fin prochaine de l’entité qu’il envahit peu à peu.
Dès lors, puisque l’idéologie du management est une réalité qui domine le monde des organisations, que l’on sait qu’elle n’est pas une science, qu’elle modèle les contextes entrepreneuriaux, pour le meilleur et pour le pire, et que toute implosion sociétale qu’elle peut finir par induire, serait extrêmement dommageable pour tous, ne peut-on chercher à en améliorer les axiomes plutôt qu’à vouloir absolument maintenir la « pureté » d’une formulation devenue obsolète et dangereuse ?
Pour échapper au blob management, cette idéologie doit muter en néo management
Pour ce faire, il convient, selon nous, de revoir cette formulation. Autrement dit, quels nouveaux axiomes pouvons nous substituer aux vieux axiomes fondateurs d’une idéologie du management qui se dégrade en idéologie du blob management?
Ce faisant, il ne s’agit pas de renoncer à une idéologie du management qui a fait ses preuves mais, au contraire, de la transmuter en en renouvelant les axiomes fondateurs. Par suite, on assisterait ainsi à l’émergence de ce qu’on peut appeler un néo management. Ces nouveaux axiomes sont, selon nous, au nombre de cinq. Dans cet article, nous évoquerons les deux premiers : mettre en place un écologisme raisonnable et limiter le recours aux métriques.
Faire du néo management, c’est d’abord mettre en pratique un écologisme raisonnable
Certains auteurs, comme Guillaume Poitrinal, ex-PDG de Unibail-Rodamco et créateur de WO2-Woodeum, revendu entre 2019 et 2023 en totalité au groupe Altarea-Cogedim, préfère parler d’écologie de l’ action (1). Avec l’expression écologisme raisonnable, nous restons à la fois en deçà de ce qu’on entend habituellement par écologisme, mais nous allons aussi bien au-delà.
Cet écologisme raisonnable reste en deçà dans la mesure où il n’incite pas, par exemple, à entreprendre plus particulièrement des actions radicales pour lutter contre le réchauffement climatique. Nous pensons, en effet, qu’il convient d’envisager la problématique environnementale de manière beaucoup plus globale.
Pour ce faire, nous nous appuyons notamment sur l’analyse et les conclusions que James Lovelock a exposé dans son hypothèse Gaïa.
L’hypothèse Gaïa de James Lovelock
Né en 1919, mort en 2022, on peut affirmer que James Lovelock, chimiste de formation, a provoqué un véritable séisme intellectuel, dans le domaine des sciences de la terre. On peut dire que ce séisme dont les répliques sont loin d’être terminées est du même ordre que celui provoqué dans le domaine de la connaissance de l’univers par Copernic.
Pour l’un, le séisme date de 1979, avec la publication de son livre « La terre est un être vivant, l’hypothèse Gaïa » (2). Pour l’autre, le séisme date de 1533 avec les premières divulgations de son manuscrit « Des révolutions des sphères célestes » qui met le soleil à la place qu’on lui connait aujourd’hui.
Avec son hypothèse, développée avec sa collègue biologiste Lynn Margulis, James Lovelock a fait la démonstration que le tout, en l’occurrence la Terre, pouvait être supérieur à la simple somme de ses parties.
De ce point de vue, tous les éléments constitutifs de la Nature s’ajustent pour que l’ensemble puisse préserver ses équilibres vitaux. Comme si elle avait une sorte de conscience. James Lovelock a souvent été considéré comme un original par ses pairs. Pour autant, il n’a jamais rien eu d’un hippie, ni d’un adepte des philosophies New Age. Mais, il est vrai qu’il s’est intéressé à une multitude de sujets et qu’il a su croiser les réflexions et les observations qui en ont résulté.
L’hypothèse Gaïa : un système biocybernétique
Cette « volonté » permanente de la Terre de maintenir ses équilibres vitaux, notamment la composition de son atmosphère, quoi qu’il advienne, n’est pour James Lovelock que la manifestation du fonctionnement d’un système biocybernétique et géomorphologique homéostasique.
Pour faire simple, il a appelé ce système : Gaïa.
Ce faisant, il a suscité d’innombrables réactions parasites dont certaines à consonances New Age. Gaïa est, en effet, le nom de la déesse Terre dans la mythologie grecque.
Mais surtout, il a heurté de plein fouet les tenants de la théorie évolutionniste conceptualisée par Charles Darwin en 1859 dans son célèbre livre « De l’origine des espèces ».
Alors que ce dernier met l’accent sur la sélection naturelle comme processus clef du monde vivant, James Lovelock met les interactions entre les éléments constitutifs de ce même monde au cœur du processus vital qui génère son autorégulation.
L’hypothèse Gaïa, une hypothèse à consonance évolutionniste
Autrement dit, on ne peut plus voir la Nature comme un ensemble sur lequel on peut agir sans tenir compte des conséquences globales et imprévisibles que cette action peut avoir à une multitude de niveaux impossibles à identifier dans leur totalité.
De sorte que privilégier une vision essentiellement mécanique de l’activité humaine ne peut être qu’un non sens. Et encore plus, si l’on fait dépendre cette activité d’indicateurs de rendement financier à court terme.
Et ce n’est pas tout. En effet, fonder uniquement les rapports sociaux, entre individus aussi bien qu’entre organisations, sur une confrontation permanente permettant de sélectionner les meilleurs est, sous cet angle, tout aussi affligeant.
Gaïa : un système biocybernétique et géomorphologique homéostasique
Car, il semblerait bien que la biodiversité ne soit pas seulement une voie salutaire réservée au sauvetage des abeilles et des baleines. Elle est aussi concevable dans un contexte entrepreneurial et un cadre managérial. En tout cas, dans une perspective de néo management.
A une certaine époque, les dinosaures étaient les rois de la Terre. Ils n’ont pas survécu à ses nouveaux équilibres. Ils ont été éliminés par les nouveaux paramètres privilégiés par son système biocybernétique et géomorphologique homéostasique.
Bref, pour résumer, l’écologisme raisonnable vise à développer une nouvelle approche de la vie et de l’action des entreprises et donc de son management. Ce qui nécessite, en quelque sorte, l’élaboration d’un nouveau paradigme idéologique.
Dans cette perspective, Il faut alors considérer que la survie des entreprises, et plus généralement des organisations, dépend, de fait, à la fois de leur respect d’une certaine biodiversité environnementale, mais aussi, d’une autre façon de considérer leur part humaine et leurs objectifs entrepreneuriaux.
Pour y parvenir, nous nous proposons de compléter ce premier axiome par quatre autres. A commencer par une injonction. Celle de limiter le recours aux métriques. Ou, en tout cas, de ne pas en faire la mesure exclusive de la performance de l’action entrepreneuriale.
Faire du néo management, c’est aussi limiter le recours aux métriques
Dans un livre récent (3), Camille Riquier, agrégé de philosophie, docteur en philosophie, doyen de la faculté de philosophie de l’Institut Catholique de Paris et lauréat de l’Académie Française pour son livre sur Bergson compare notre XXIème siècle débutant au XVIème siècle finissant.
Une foi de remplacement
Sur le plan des croyances, s’entend. Il y trouve les mêmes bigarrures, allant de la religion sans foi, en passant par l’athéisme faible, la foi bricolée jusqu’à l’agnosticisme taiseux, accompagnées du même désir de croire.
Cela, sous une forme ou sous une autre et à condition, particularité des modernes, d’éviter toute idée de transcendance et tout esprit critique. Les deux allant de pair. Il en tire d’ailleurs une loi philosophique assez paradoxale :
« La foi s’éprouve à proportion du doute » écrit-il.
Résultat, la tendance des contemporains est de faire preuve d’une grande crédulité, au point de croire à peu près à tout et à n’importe quoi. D’où selon nous, un peu faute de mieux, le fétichisme des chiffres et des nombres se traduisant par leur omniprésence, voire leur omnipotence, dans pratiquement tous les domaines de l’activité humaine, qu’elle soit collective ou individuelle.
Il faut en effet bien peu de réflexion pour se rendre compte rapidement que les données chiffrées relèvent, la plupart du temps, plus de l’incantation et du symbolique, que du souci de rendre compte avec le plus d’exactitude possible d’une certaine réalité. Faut-il des exemples ?
Des chiffres incantatoires
Prenons-en un entre mille autres. Le PIB. Qu’est-ce que mesure exactement le PIB dont le niveau sert tant à déterminer les politiques publiques ? De quel état réel d’un pays rend-il exactement compte ? Il a fallu à Jérôme Fourquet et à Jean-Laurent Cassely traiter une grande masse de données quantitatives et qualitatives pour essayer de dresser le tableau de la France contemporaine dans leur essai intitulé « La France sous nos yeux » (4) et pas moins de 648 pages dans son édition de la collection points documents.
Prenons en un autre. Le rendement financier d’un investissement. Que faut-il privilégier, le taux actuariel des capitaux investis, le rendement brut ou net d’une action ou le bénéfice par action, le fameux PER des boursicoteurs ? Et faut-il concentrer toute l’évaluation qui peut être faite du rendement d’un investissement uniquement dans un rendement financier défini par des conventions comptables ?
La tyrannie des métriques
Bref, tout ça, ça se discute. C’est ce qu’ont fait, Jerry Muller dans son essai sur « La tyrannie des métriques » (5) pour le monde de l’entreprise ou encore Alain Supiot dans le sien intitulé « La Gouvernance par les nombres » (6) pour ce qui est des institutions. Des deux essais, mais on pourrait en citer bien d’autres, notamment ceux d’Olivier Rey, il ressort que loin de renforcer la rationalité dans la gestion des affaires, ce recours exagéré aux chiffres ou aux nombres, et à l’économisation des activités qu’il génère, sert principalement à multiplier les liens d’allégeance comme nous avons eu nous-même l’occasion de le démontrer en développant la notion de blob management.
Ce qui n’est pas valorisable n’a pas de réalité
Est-ce tout ? Non. Comme de ce point de vue n’existe, apparemment, que ce qui est chiffrable et de plus, essentiellement, de manière monétaire ; en conséquence, tout le reste passe sous les radars. Ce qui est gratuit, le don, par exemple, dont l’importance sociétale n’est plus à démontrer depuis les travaux de Marcel Mauss (7), qualifié de père de l’anthropologie française, n’a ainsi pas d’existence réelle.
D’où la tentation technocratique de vouloir tout chiffrer et tout valoriser. On en a donné précédemment des exemples dont, entre autres, l’Union Européenne n’est pas avare. Inutile de dire que le simple fait d’énoncer cette double prétention suffit à en signaler l’absurdité.
Peut-on encore ajouter quelque chose sur le fétichisme des chiffres et des nombres ?
Exégèse des chiffres et des nombres
Eh bien oui ! Ce n’est pas pour rien que certains chiffres ou nombres sont cités plus que d’autres. Un peu comme des mantras. Revenons à notre PIB. C’est quoi cette histoire de règle qui ferait qu’un déficit public ne devrait pas aller au-delà de 3 % du PIB ? Décidé par qui ? Sur quelles bases ? Pour faire quoi ? Ou plutôt pour justifier quoi ?
Les choses s’éclairent un peu et prennent une tout autre tournure si on oublie les raisonnements de la science de gestion et qu’on écoute un instant un « magicien » des chiffres et des nombres comme l’est, par exemple, Marc-Alain Ouaknin (8) à qui on doit un ouvrage très documenté sur ce thème.
Marc-Alain Ouaknin, né en 1957, aurait pu être rabbin, il a fait des études pour ça et son père était grand rabbin. Il s’est « contenté », si on peut dire, d’être un spécialiste de l’exégèse biblique et un chercheur interdisciplinaire pouvant y apporter des éclairages nouveaux.
En tout cas, nul doute que de son point de vue, un chiffre et un nombre ne sont pas neutres. Il s’est efforcé d’en décrypter les sens cachés, notamment, dans son livre intitulé précisément « Mystères des chiffres ».
Signification du chiffre 3
Ainsi, par exemple, avec le chiffre 3, c’est plus que le signe 3 qu’on exprime, car si on s’inscrit dans une démarche d’exégèse biblique, c’est à la totalité de ce qui fait sens qu’on fait allusion.
Autrement dit, quand on parle, entre autres, d’un déficit budgétaire ne devant pas dépasser 3 % du PIB, on fait implicitement référence à quelque chose d’ontologiquement indépassable.
Ça tombe bien, c’est ce qu’on veut faire croire. Tous les objectifs chiffrés peuvent être analysés ainsi. De même que les discours qui les accompagnent, car à chaque lettre, la Gematria fait correspondre un chiffre ou un nombre.
Le néo management n’y est naturellement guère sensible.
Le néo management, c’est réapprendre à discerner sans ou avec peu de métriques
En résumé, bien sûr que des données chiffrées, ça aide à mieux cerner le réel et à en faire une réalité à partir de laquelle on peut raisonner. Et cela d’autant mieux que le raisonnement ainsi produit est, en principe, facile à partager. Mais, ça ne marche vraiment que si on ne fait pas de ce raisonnement par les chiffres et les nombres un absolu ou un diktat.
Auquel cas, il se retourne in fine contre les « raisonneurs » en suscitant des situations de plus en plus complexes et comble du comble, finalement ingérables… Ou bien pire, inefficaces ! Dans un contexte entrepreneurial alternatif, les nombres ne doivent pas prendre toute la place. Ce qui condamne, notamment, tout mode de gestion principalement centré sur le rendement financier à court terme.
Un vieux slogan de mai 68 proclamait que sous les pavés, il y avait la plage et que pour cette raison, il fallait les desceller. Il en est de même des chiffres et des nombres, il est temps de ne plus s’y laisser enfermer et de réapprendre à voir derrière chacun d’eux et en dehors d’eux, les petites choses fondamentales qui changent tout. C’est ça l’esprit du néo management.
C’est ainsi qu’on peut développer une vraie capacité de discernement. Un auteur comme Denis Grozdanovitch, ancien champion de tennis, en parle à longueur d’essais ou de récits dont un des derniers, justement, s’intitule « La gloire des petites choses » (9)
Trois autres axiomes à suivre pour fonder un néo management
L’idéologie du management en cours dans les entreprises et d’une manière générale dans les organisations fait la part belle à trois axiomes de base :
- Est efficace ce qui assure le meilleur rendement.
- Le rendement doit toujours pouvoir être mesuré monétairement in fine.
- N’est pris en considération que ce qui est valorisable par un marché.
Nous pensons que dans un but d’efficacité et de rendement, à ces trois axiomes, il faut en substituer cinq autres. Comme, nous venons d’en développer les deux premiers, nous développerons les autres dans les deux prochains articles.
(1) Ecologie de l’action, Guillaume Poitrinal, Stock, 2022
(2) La Terre est un être vivant, l’hypothèse Gaïa.
(3) Nous ne savons plus croire, Camille Riquier, PUF, 2023
(4) La France sous nos yeux, Jérôme Fourquet, Jean- Laurent Cassely, Points, 2022
(5) La tyrannie des métriques, Jerry Z. Muller, éditions Markus Haller, 2020
(6) La gouvernance par les nombres, Alain Supiot, Pluriel, 2020
(7) Essai sur le don, Marcel Mauss, PUF, 2012
(8) Le mystère des chiffres, Marc-Alain Ouaknin, Assouline, 2003
(9) La gloire des petites choses, Denis Grozdanovitch, Grasset, 2020