Dans un précédent post nous avons évoqué deux axiomes pour un nouveau management que nous avons baptisé néo management. Peut-être à tort, tant il passe couramment pour ce que nous avons appelé plus justement blob management. Passons maintenant à cet autre facteur déterminant des attitudes, des comportements et du choix des activités : le soin apporté à réussir. La question est d’importance. Précisons, s’il en est besoin, qu’elle concerne tout à la fois les individus et les structures dans lesquelles ils baignent.
L’idée qu’on se fait de réussir n’est la plupart du temps que l’expression d’un mimétisme
Ajoutons, ce qui est davantage problématique, mais se conçoit bien après quelques minutes de réflexion, ajoutons donc que le contenu donné à la réussite reflète pour l’essentiel l’image qu’en donnent les représentants les plus illustres de ceux qui détiennent le pouvoir suivant les époques : rois, nobles, bourgeois, ingénieurs, marchands, intellectuels, etc.
Du moins « donnaient » car il semble bien maintenant que ce mimétisme s’exerce tous azimuts et à tous niveaux. Dans son livre intitulé « La démocratie en Amérique », Tocqueville avait prévenu. Alexis Clérel, comte de Tocqueville, né en 1805, mort en 1859, est un aristocrate normand dont la carrière politique et intellectuelle sera éblouissante. Il publie son « démocratie en Amérique » en 1835, après un séjour de plusieurs mois en Amérique.
Un mimétisme démultiplié par la nature des sociétés contemporaines
Il y décrit ce qu’il pense être une préfiguration de ce que va être l’évolution à venir des sociétés européennes. Préfiguration qui se révèlera pour l’essentiel exacte. Le moteur de cette évolution est un goût irrépressible de la société américaine pour l’égalité des conditions et les mécanismes démocratiques dont elle dépend.
Même s’il juge que la mise en route de ce moteur est à bien des égards positif, il n’en observe pas moins, comme le fait remarquer un de ses commentateurs modernes que :
« De ce fait, l’individu perd sa liberté d’esprit, son indépendance d’opinion et les idées se font rapidement communes. » (1)
On peut relier cette observation à l’ effet traditionnel du mimétisme qui nourrit les ambitions sociales et à défaut, les revendications égalitaires. Les conséquences de ce mimétisme traduit par un regard permanent porté sur « le jardin du voisin » ont fait l’objet d’un essai percutant (2) écrit par Jean Fourastié et Béatrice Bazil et publié en 1980.
Dans cet essai, les auteurs font notamment remarquer, chiffres à l’appui, certes anciens, mais ça n’enlève rien à la démonstration, qu’il y a un monde entre le sentiment d’être moins bien loti que le voisin et la réalité.
Pouvoir d’attraction du « jardin du voisin »
Or, selon nous, cette différence, entre la manière dont on perçoit l’existence de son voisin – au sens large, précisons le – et celle dont on perçoit la sienne, mesure, en général, très exactement le niveau de réussite auquel pense être parvenu celui qui a fait de la réduction de cette différence, son oméga.
Autrement dit, si celui-ci a plus que son voisin tel qu’il le perçoit, indépendamment de ce qu’il est vraiment, c’est qu’à priori il est bien en marche pour réussir. A l’inverse, s’il pense qu’il a moins, quoi qu’il fasse, c’est qu’il est sûrement victime d’inégalités qu’il appartient, notamment et suivant les cas, à l’Etat de réduire.
Tout ça pour dire, ce qui n’étonnera personne, que réussir à l’heure actuelle, et plus que jamais, d’ailleurs, c’est quelque chose à la fois de subjectif et de quantitatif. Preuve, s’il en est encore besoin, c’est sur lui que se fondent, en particulier, la plupart des stratégies marketing et des politiques de motivation du personnel.
On peut dire, si on veut philosopher un brin, que cette manière de réussir a été plus particulièrement amorcée et généralisée par la bourgeoisie. Le point actuel n’est, au fond, que l’aboutissement d’une évolution commencée à la fin du Moyen âge.
De fait, réussir à la mode bourgeoise n’a pas toujours été le modèle prédominant et on peut donc légitimement s’interroger sur sa pertinence intrinsèque.
C’est cette mode qui a fait dire encore récemment qu’il y a d’un côté ceux qui réussissent et de l’autre ceux qui ne sont rien.
On peut réussir de bien des manières autres que matérielles
Or, fort heureusement, on peut réussir autrement qu’en étant obnubilé par le jardin du voisin. Arrêtons nous un instant, par exemple, sur ce qu’en dit ce grand historien qu’a été Johan Huizinga. C’est l’auteur de ce livre monument publié en 1919 sur le Moyen Âge au XIV et XVème siècle et intitulé « L’automne du Moyen âge ». Ce qui ne signifie en rien sa fin, mais plutôt son apogée.
Trois façons de trouver la Belle Vie selon Johan Huizinga
S’interrogeant au début de son livre sur l’extrême mélancolie qui traverse toutes les couches de la société à cette époque, dont rendent compte les ballades et les chroniques, il écrit alors ceci :
« Un profond découragement causé par l’humaine misère : voilà le sentiment qui emplit l’âme des hommes, dès qu’une joie spontanée et naïve ou les aveugles jouissances font place à la réflexion. »
Puis, Johan Huizinga s’interroge, de manière plus universelle, sur ce que l’on peut considérer comme le modèle à suivre pour réussir sa vie :
« Où donc est ce monde de beauté que désire chaque époque ? »
La question s’adresse à la sienne, la Belle Epoque d’après-guerre, aussi bien qu’à la nôtre, celle de l’après covid. Pour lui, en définitive, c’est là ce qui nous intéresse :
« De tout temps, trois chemins ont conduit à la vie idéale. D’abord, le renoncement au monde. Ici, la perfection se trouve au-delà de la vie et du temps, et toute attention accordée aux choses d’ici ne fait que retarder le bonheur promis. Toutes les grandes civilisations ont suivi ce chemin. »
La Belle Vie dépend elle du progrès en toute chose ?
Mais surtout dit-il, introduisant par là même le second chemin possible vers la belle vie :
« Rien n’a plus contribué au pessimisme général que cette absence d’un ferme et général propos de perfectionner les choses de ce monde. S’il n’est ici-bas aucun espoir d’amélioration, l’homme qui aspire à un meilleur ordre des choses, et qui toutefois aime trop le monde pour y renoncer, tombe naturellement dans le désespoir. »
Cette envie de progrès est d’autant plus forte que le christianisme a reflué des esprits. En effet, ajoute-t-il :
« Le christianisme a si fortement imprimé dans les esprits l’idéal de renoncement comme base de la perfection personnelle et sociale, qu’il a été longtemps impossible de suivre le second chemin qui menait à l’amélioration et au perfectionnement conscients du monde. »
Optimiste, on est pourtant en 1919, la première guerre mondiale vient juste de s’achever avec ses millions de morts et le début de la fin pour la civilisation européenne, il poursuit en disant :
« Avec le désir d’amélioration consciente du monde, une nouvelle ère commencera où la peur de la vie fera place au courage et à l’espoir ».
On en est là aujourd’hui. Ou plutôt on devrait en être là. On sait qu’il n’en est rien. Réussir n’a jamais été aussi difficile à cerner. Au point même qu’on demande à l’échec de se transmuter en facteur de réussite.
Le progrès ne peut pas être la voie unique vers la belle vie
De fait, on peut retrouver bien des traces d’un même découragement que celui de l’époque médiévale dans les chansons et la littérature d’aujourd’hui.
Pensons seulement, entre autres, évidemment, aux héros Houellebecquiens, par exemple, ceux de Sérotonine (3), ou aux textes d’un chanteur comme Nick Cave.
Ajoutons dans ce sens qu’en écrivant « un lointain miroir, le XIVème, siècle des calamités » (4), la grande historienne qu’a été aussi Barbara Tuchman (1912-1989) pensait à quelque chose du même genre.
Quant au troisième chemin vers la belle vie, vers un monde plus beau, le plus facile, selon lui, mais aussi, toujours selon lui, peut-être le plus fallacieux des trois,, c’est celui du rêve, de l’idéal. Et, selon nous, plus prosaïquement, celui de l’art de vivre. Précisons que cet art de vivre ne se résume pas à des manières de vivre bourgeoises, mais comprend surtout, là encore selon nous, un art de vivre populaire tel que l’ont célébré des auteurs comme, par exemple, Jean Giono ou Jack London.
Retenons seulement de ces trois chemins, qu’ils sont de tout temps et que suivant l’époque, leur proportion varie. Pratiquement nul au Moyen âge, sans être totalement absent, le second chemin, celui du progrès matériel continu, est prédominant à l’époque actuelle. Précisons que cette prédominance n’est devenue possible que grâce à l’essor concomitant du commerce et au rejet grandissant de tout ce qui ne peut pas être perçu comme rationnel.
Quel modèle de réussite adopter pour être heureux ?
Paix et joie sont la base du bonheur
Dès lors, au point où on en est, quel chemin suivre pour avoir le sentiment de réussir sa vie ? Ce que l’on peut dire avec certitude, c’est qu’aucun chemin n’est à exclure. Comme le dit Johan Huizinga par ailleurs :
« Une conviction irraisonnée nous dit que la somme de joie et de paix accordée aux hommes ne varie guère d’une époque à une autre. » (5)
De même, tout aussi sûrement, on peut dire qu’aucun des trois chemins n’est plus facteur de réussite que les deux autres. Suivre le chemin du renoncement de nos jours, ce peut être celui de la sobriété, celui tant promu par Pierre Rabhi et d’autres comme lui. Celui du rêve, que nous avons peu développé jusqu’ici, c’est celui du style et des beaux-arts, mais aussi celui d’une solide culture populaire. C’est celui dont les racines plongent dans l’esprit chevaleresque, l’amour courtois et le savoir-vivre des gens ordinaires. Ce sont les bonnes manières dont parle Norbert Elias dans son livre intitulé « La civilisation des mœurs ». (6). Nul besoin de faire fortune pour être civilisé et avoir le souci de vivre dignement.
Ce qu’a pu en dire Jean Giono
A ce stade, il est bon de rappeler que le bonheur peut résider dans des actes très simples comme celui de planter des glands au cours d’une promenade. C’est ce que raconte Jean Giono dans l’une de ses chroniques datant du 27 novembre 1962 :
« Mon père était cordonnier, y écrit-il, je l’ai assez dit; il était pauvre : il achetait son tabac deux sous après l’autre, il n’allait au café que le samedi soir. Nous n’avons jamais eu à la maison trois cents francs d’avance. Les assurances sociales n’existaient pas. Bien entendu, nous n’avions pas de terre, pas de sous pour acheter des arbres à planter, et nous plantions joyeusement des arbres. Je dis nous, car j’avais six à sept ans et j’accompagnais mon père dans ses promenades. Il portait dans sa poche un petit sac qui contenait des glands. Les glands sont gratuits sous les chênes. Il avait une canne à bout ferré; on peut dire qu’elles sont gratuites aussi, il y en a dans toutes les familles. Le reste était une affaire de jarrets.
A certains endroits des collines, sur quelques replats, devant une belle vue, dans des vallons près des fontaines, le long d’un sentier, mon père faisait un trou avec sa canne et enterrait un gland, ou deux, ou trois, ou cinq, ou plus, disposés en bosquets, en carrés ou en quinconces.
Le bonheur selon Jean Giono
C’était une joie sans égale : joie de le faire, joie d’imaginer la suite que la nature allait donner à ces gestes simples. Tout en continuant ces sortes de plantations nouvelles, nous allions visiter celles des années précédentes. Les glands plantés dans ces conditions donnent naissance à des chênes une fois sur dix ; c’est une belle proportion. Quels cris quand nous découvrions un de nos sujets bien robustes ! De quels soins nous l’entourions ! grillages pour le protéger de la dent des lapins et des chèvres, petites goulées d’eau qu’on apportait dans un e bouteille, pendant la saison sèche. Je pense avec quelque mélancolie à ces divertissements royaux qui occupaient nos cœurs à une époque sans cinéma, sans télévision et sans matchs de football. Il y a plus de cinquante ans de cela. » (7)
Il y a plus de cent dix ans maintenant. Ce que raconte Jean Giono est loin d’être anecdotique. et on peut facilement le transposer. Outre le lien avec la nature qu’il souligne et consacre avec force, il donne une claire indication pour traverser « la brume artificielle qui modifie les contours du monde réel » telle que la décrit Christophe Guilluy dans son livre intitulé « Les dépossédés » publié en 2022 (8).
Une réussite triangulaire est plus à même qu’aucune autre d’apporter le bonheur
Cela dit, réussir, c’est au fond, être capable de choisir consciemment le chemin qui convient le mieux à ce que l’on est ou à ce que l’on veut devenir et non pas répondre à une injonction d’où qu’elle vienne. En tout cas, c’est, à coup sûr, se débarrasser d’une tyrannie, celle qui fait de l’état du jardin du voisin l’unique mesure de la réussite.
A la place, pour imager ce que l’on veut dire, on peut préférer un triangle dont chacun des angles s’accorde avec un des trois cheminements mis en exergue par Johann Huizinga. En poursuivant notre analogie géométrique, on peut considérer que le bonheur se situe quelque part sur l’axe qui relie les divers centres de ce triangle.
De quoi avoir une vision variable du bonheur tout en respectant un dosage immanent mêlant les caractéristiques de chacun des trois cheminements vers la belle vie. En bref, vers le bonheur. L’auteur d’un commentaire sur les milliers de centres mis au jour par Clark Kimberling se demandait à quoi tous ces points pouvaient bien servir. En voilà une illustration, certes non géométrique, mais néanmoins très explicite.
(1) Ce qu’Alexis de Tocqueville nous apprend sur la société contemporaine, Alberic Biglia, Cahier Portalis, 2015/1, pp. 125 à 132
(2) Le jardin du voisin, les inégalités en France, Jean Fourastié, Béatrice Bazil, Pluriel
(3) Sérotonine, Michel Houellebecq, Flammarion, 2019
(4)Un lointain miroir, le XIVème siècle, siècle des calamités, Barbara W. Tuchman, Fayard, 1979
(5) L’automne du Moyen Âge, Johan Huizinga, Petit bibliothèque Payot, 2015, p. 59 et ss
(6) La civilisation des mœurs, Norbert Elias, Pluriel, 1973
(7) Les terrasses de l’île d’Elbe, Jean Giono, Gallimard, 1976, p. 35-36
(8) Les dépossédés, Christophe Guilluy, Flammarion, 2022
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