Il est très rassurant de constater que les initiatives pour manager autrement, comme peut le faire un K Management, dans un monde plus incertain que jamais se multiplient. Rassurant, mais insuffisant. Ce que l’on peut faire à son niveau, dans les limites de son entreprise, même étendues à toutes ses parties prenantes et à son territoire, peut être purement et simplement balayé si l’environnement entrepreneurial s’effondre sous les coups de butoir d’une combinaison de points d’inflexion.
Par ailleurs, les tentatives d’élargissement d’un contexte entrepreneurial novateur particulier à l’environnement entrepreneurial tout entier, par le seul effet de l’exemple donné, ont rarement été couronnées de succès. Du moins, tant qu’elles n’ont pas été intégrées dans des politiques nationales, voire supranationales. Par conséquent, force est de s’interroger sur la nature de l’environnement entrepreneurial souhaitable dès lors que l’on veut s’assurer de la pérennité d’un management apaisé mis en place dans son entreprise et emblématique du K Management. Autrement dit, quelle doit être la place réservée à l’action publique. En deux mots, à l’Etat.
Un horizon borné par la menace de multiples points d’inflexion
C’est quoi un point d’inflexion et une « perfect storm » ?
Il est tentant de se refuser à prendre en considération ce qui sort du champ immédiat des opérations en entreprise. Ou à ne considérer que ce qui s’en rapproche à tel point qu’on ne peut l’ignorer. Il en est ainsi des facteurs qui génèrent des points d’inflexion.
Un point d’inflexion, c’est un évènement, plus ou moins prévisible, dont les conséquences sont totalement imprévisibles et qu’on est incapable de maîtriser. A titre d’exemple, la crise des subprimes de 2008 a été à deux doigts de constituer un de ces points.
Quand plusieurs points d’inflexion s’additionnent quasiment en même temps ils finissent par générer à leur tour un nouvel évènement global que l’on peut qualifier de « perfect storm ». De tempête parfaite. Le film éponyme en donne une bonne image cinématographique. Quand on en est là, il n’y a plus qu’à attendre que les vagues retombent et s’estompent. Toutes seules. Et en général, quand il s’agit d’une perfect storm civilisationnelle, le monde qu’on avait connu avant qu’elle n’éclate n’existe plus et on peut tout juste discerner les prémices d’un nouveau monde bien différent.
Y a-t-il des signes avant-coureurs d’une nouvelle « perfect storm » civilisationnelle en Occident ?
Dans notre histoire occidentale, nous avons déjà vécu deux « perfect storms ». Pour les caractériser, les historiens ont retenu deux dates : 1177 avant JC et 476 après JC. Elles correspondent à la disparition totale de deux mondes globalisés. Celui de l’âge de bronze récent dominé par les rois hittites de l’Anatolie et les pharaons égyptiens du delta du Nil. Celui de l’Empire romain, qui a pourtant duré 1000 ans, sur à peu près la même aire géographique. Le pourtour de la Méditerranée.
De nos jours, les signes de la possibilité, plus proche qu’on ne pense, d’une telle tempête sont visibles. Citons simplement, les difficultés notées par tous les experts en matière environnementale, sociale, migratoire, géopolitique, institutionnelle, pour ne citer que celles-là. Pour un historien démographe comme Emmanuel Todd l’ensemble de ces difficultés et l’impression qu’elles laissent peut être synthétisé en un seul indicateur, celui de l’évolution du taux de mortalité infantile. Pour lui, en effet :
« Ce dernier indicateur, dans la mesure où il concerne les personnes les plus faibles de la société, est particulièrement significatif pour en évaluer l’état général. » (1)
On peut y ajouter, pour affiner le tableau, d’autres « statistiques morales » comme le taux de décès par alcoolisme, celui des suicides et celui des homicides. D’une manière générale, tous ces indicateurs sont en hausse pour la France après une longue période de diminution ou de stagnation. Et c’est vrai aussi pour d’autres Etats européens ou occidentaux.
Autrement dit, face à l’évidente montée des périls, il convient de réfléchir, plus que jamais, au contenu d’une politique nationale, sui generis ou non, que pourraient susciter ou soutenir, d’une manière ou d’une autre, les entreprises ayant fait le choix d’un K Management et cherchant à démultiplier leurs pratiques de management apaisé. Pour le bien de tous.
C’est quoi le pragmatisme ?
Le pragmatisme, une pratique managériale basique au cœur d’un K Management
Par nature, le management d’entreprise est fondé sur un état des lieux permanents de ses forces et de ses faiblesses, lié à un objectif général, traduit dans un plan d’action et assorti d’une mesure des résultats obtenus. Le plus objectivement possible. C’est ce qui s’appelle être pragmatique.
Il en est ainsi même des initiatives de type RSE, et notamment du K Management . En effet, celles-ci visent, au fond et pour l’essentiel, à réaliser un juste équilibre entre les actions de court terme et celles de long terme. De ce fait, les partis pris idéologiques n’y ont, en principe, guère leur place.
Mais, depuis Max Weber et son livre (2) faisant le lien entre le protestantisme et le développement du capitalisme, on sait que ce n’est pas tout à fait vrai. Et selon Emmanuel Todd, c’est parce que ce lien s’est distendu, voire rompu, comme pour les autres religions traditionnelles en Occident que ce dernier est au bord de la rupture.
Le pragmatisme, une pensée philosophique et une idéologie qui sous tend le K Management
Alors, si on ne peut plus faire les choses pour Dieu, comme élus de Dieu, au nom de quoi peut-on les faire ? Depuis la Révolution française, la réponse est toute trouvée. On peut les faire pour l’Humanité, non plus comme élus de dieu, mais comme militants de la solidarité et de l’égalité. Sauf que les dérives de cette croyance l’ont quelque peu bousculée. Et ceux qui s’en méfient et s’en détachent sont de plus en plus nombreux.
Le pragmatisme, une école de pensée théorisée par un trio d’auteurs américains
Sur quel socle de croyances peut-on alors prendre appui et agir pour le bien de tous ? On en revient au pragmatisme, non pas selon son acception courante, telle qu’on vient de l’évoquer, mais sur le pragmatisme tel qu’il a été conceptualisé, à la fin du XIXème siècle, aux Etats-Unis, par Charles Sanders Pierce, William James et John Dewey. On peut dire que le courant philosophique dont ils sont à l’origine sous-tend incontestablement le management américain. Et c’est probablement à ce courant qui continue encore à l’irriguer qu’il doit sa position dominante. Et il irrigue aussi le K Management.
Alors, de ce point de vue philosophique, c’est quoi le pragmatisme ?
Principes clés du pragmatisme philosophique
Pour faire court, on peut se rapporter à ce qu’en dit Pierre Tourev, unique animateur du site La Toupie (3). Son expérience ressemble à la nôtre. De même que son mode de pensée. Par ailleurs, son site connait un certain succès puisqu’il ne réunit pas loin de 2 millions de vues par mois. Du moins selon un comptage datant de 2017. A noter que son forum est clos depuis 2021.
« Né au milieu des années 1950, écrit-il, de formation scientifique et cadre supérieur en contrôle de gestion, je ne me suis vraiment intéressé à la politique que depuis novembre 2005. C’est en effet à cette date-là que j’ai décidé de mettre une expérience acquise dans la réalisation de deux autres sites internet au service de tous ceux qui souhaitent aller vers un « autre monde » et pouvoir penser librement. »
Et à la suite de cette présentation, il met en exergue une citation d’Henri Poincaré, à laquelle nous souscrivons pleinement :
« La pensée ne doit jamais se soumettre, ni à un dogme, ni à un parti, ni à une passion, ni à un intérêt, ni à une idée préconçue, ni à quoi que ce soit, si ce n’est aux faits eux-mêmes, parce que pour elle, se soumettre, ce serait cesser d’exister. »
Comment donc Pierre Tourev présente-t-il le pragmatisme philosophique ?
La réussite pratique comme seul critère de vérité
« Le pragmatisme est une doctrine ou un mode de pensée selon lequel la réussite pratique est le seul critère de vérité. C’est une forme d’empirisme qui valorise l’action, l’efficacité, l’expérience, la mise en pratique et ce qui fonctionne réellement plutôt que des considérations abstraites ou théoriques. Une idée ou une théorie ne peut être considérée comme vraie que si elle peut agir sur le réel (…) La vérité n’existe pas a priori, mais se révèle progressivement par l’expérience. »
En tout cas, chaque fois qu’un entrepreneur comme Jean-Baptiste Godin, dont nous avons déjà parlé, le promoteur du familistère de Guise, s’en est écarté, au nom de ses principes idéologiques, ses affaires se sont enrayées. Mais, dès lors qu’il a su mettre ces principes au diapason de la conduite pragmatique de ces mêmes affaires, il a pu en retirer tous les fruits, notamment, d’un point de vue qualitatif. Il en est de même d’un K Management.
Cela dit, qu’est-ce que ça donne en ce qui concerne la place qui peut ou doit être réservée à l’Etat ? Le moment est venu de se poser une nouvelle question et, pour y répondre, de se plonger dans l’histoire de France, plus précisément, au temps de Louis XIV, le roi soleil.
Le colbertisme a-t-il inspiré le pragmatisme de ses concepteurs américains ?
Qui était Colbert ?
C’est ce que pensent les auteurs d’un petit livre intitulé « Colbert : une source d’inspiration pour les décideurs d’aujourd’hui » (4) écrit à l’occasion de la naissance de Colbert, quatre cents ans plus tôt, le 29 aout 1619. Après sa mort, en 1683, Colbert a été honni par ses contemporains et les générations qui ont suivi. Trop sec, trop ténébreux et trop avaricieux. D’où son surnom, le Nord. Alexandre Dumas en brosse un portrait bien peu flatteur dans « le Vicomte de Bragelonne ». Il ne dépare pas sa galerie de grands personnages bien peu dignes confiance à l’instar de Richelieu et de Mazarin.
Mais, miracle, la IIIème République le redécouvre et en fera un parangon de vertu. Dans les manuels scolaires qui vont irriguer l’imaginaire de dizaines de générations d’écoliers pendant près d’un siècle des années 1870 jusqu’à la fin des années 60, Colbert est l’archétype du grand serviteur de l’Etat et de la réussite par le travail.
Aujourd’hui, c’est tout juste si on veut lui reconnaître quelques qualités et les plus extrémistes dans ce nouveau rejet ne veulent plus y voir qu’un suppôt de l’Ancien régime dans ce qu’il a de plus noir. Inutile de préciser qu’il a quasiment disparu des manuels scolaires. Et là où ses néo-détracteurs dominent, les odonymes à son nom et autres souvenirs gravés dans la pierre n’ont qu’à bien se tenir.
Y a-t-il une méthode Colbert ?
Cela dit, ce qui fait la modernité de Colbert indépendamment du contexte historique dans lequel il a œuvré, c’est sa méthode. Autrement dit, son mode de gouvernance. Son efficacité reconnue a très vite dépassé les frontières où il s’est épanoui pendant seulement deux décennies. De 1661 à 1683. Les Etats-Unis naissant, le Japon de l’ère Meiji, le premier Empire allemand, la Chine de Deng Xiaping s’en sont largement et volontairement inspirés pour affirmer leur souveraineté économique, et donc politique.
L’état des lieux, principe de base de la méthode Colbert et du K Management
Héritant d’un pays exsangue à sa prise de fonction, Colbert n’aura eu de cesse de faire en sorte qu’il retrouve le chemin de la prospérité et de l’indépendance économique, seule façon selon lui de dégager les moyens nécessaires à sa modernisation dans tous les domaines. Rien là d’idéologique. Rien que du pragmatisme en actes. Après, si le monarque régnant veut jouer au Roi soleil, à la fière devise, « Nec Pluribus Impar », libre à lui. Tant que ça ne remet pas en cause les grands équilibres budgétaires. D’autant que ça peut aussi servir à asseoir l’image du royaume et à renforcer son influence sur ses voisins. Bel exemple de softpower avant l’heure.
La prospérité du pays, comme objectif
Le pragmatisme de Colbert peut se résumer en quelques mots. Son objectif est de remplir les caisses de l’Etat pour en moderniser les moyens d’action. Pour ça, il lui faut une économie prospère. Mais, comme les entrepreneurs font défaut, il lui faut encourager et protéger ceux qui se lancent. Soit s’y substituer là où ils manquent. Souvent attirés par d’autres challenges. Comme la course aux charges et aux offices bien rémunérés. La plupart du temps, parfaitement contre productifs et inutiles. Comme on peut le constater, la problématique est toujours d’actualité.
Deux exemples peuvent aider à bien faire comprendre ce qu’est le colbertisme et ce qu’il n’est pas dans l’ordre de l’action publique. Le premier concerne l’aménagement de la forêt de Tronçais, au nord-ouest du département de l’Allier. Le second concerne les convulsions de la politique énergétique française des vingt dernières années.
Un bel exemple de colbertisme, l’aménagement de la forêt de Tronçais
« Il existe des lieux étonnants par les impressions qu’ils laissent à celles et ceux qui les visitent. La forêt de Tronçais, dans l’Allier, en fait partie et la fascination qu’elle exerce sur le promeneur l’entraîne hors du temps. Par sa géométrie, elle n’a rien de très naturel ou de sauvage, mais elle dégage une force communicatrice. » écrivent Colette Thiéfaine-Soudain et Jean-Pierre Thiéfaine dans un chapitre qu’ils lui consacrent dans le livre co-dirigé par Marc—Daniel Seiffert et Jean-Paul Méreaux (5).
La plus grande chênaie d’Europe
La forêt de Tronçais est la plus grande chênaie d’Europe et couvre près de 11 000 hectares. Elle n’a rien d’une forêt primaire, mais tout d’une forêt d’exception. Il y en une quinzaine en France à pouvoir se prévaloir de ce précieux label porté par l’ONF. Et ce caractère exceptionnel elle le doit entièrement à Colbert et à ses successeurs.
A l’origine, on a une forêt bien ordinaire exploitée selon les besoins du moments et pour cette raison broussailleuse et clairsemée par le pacages des éleveurs locaux. Et puis, appartenant à la couronne depuis François 1er, Colbert en fait un élément clé de sa politique visant à réarmer la France sur le plan maritime.
Pas de bateaux sans beaux futs de chêne, pas de commerce international sans bateaux de commerce – à l’époque en bois – et pas de bateaux de commerce sans marine de guerre pour les protéger. Partant de là et de l’inévitable état des lieux de la forêt dont il dispose, Colbert fait en sorte, de manière pragmatique, qu’elle alimente en bois d’œuvre les chantiers navals qu’il crée pour l’occasion, notamment à Lorient, et pour que cette production soit pérenne. A sa mort, tout fonctionne, selon ses plans.
Une stratégie à long terme réussie
Mais à la fin du XVIIIème siècle avec l’implantation des forges de Sologne et de Morat grandes consommatrices de bois pour faire couler l’acier, la forêt de Tronçais a bien failli disparaître. Sans oublier les méfaits de la révolution peu soucieuse d’en préserver l’intégrité. Elle sera néanmoins sauvée grâce à un disciple éloigné de Colbert, le comte de Buffévent, formé à l’école forestière de Nancy. Inspecteur dans le corps des Eaux et Forêts, profondément transformé par Colbert, il fera adopter en 1835 un plan d’aménagement qui servira de fil conducteur à tous les plans qui se sont succédés depuis sous l’égide de l’ONF. Et cela, sur une période de plus de 200 ans. Ce qui correspond au temps nécessaire à une stratégie à long terme que seule une action publique déterminée et bien conçue peut conduire et encadrer.
Moyennant quoi, comme l’écrivent les auteurs du chapitre qu’ils lui consacrent :
« La forêt de Tronçais est une futaie régulière, équilibrée, produisant du chêne droit, de gros diamètre et d’excellente qualité. » (6)
Ce qui n’enlève rien, notons-le, à son impact très positif en matière de biodiversité et de décarbonation, ni au plaisir que le promeneur un peu poète peut éprouver à se mouvoir dans une immense et vivante cathédrale verte digne des cathédrales de pierre édifiées bien longtemps avant dans d’autres circonstances.
Le contre exemple d’une action publique erratique
Si l’impression que l’on ressent après avoir considéré l’histoire de la forêt de Tronçais est celle de l’harmonie résultant de sa gestion pragmatique, mais ce n’est pas le cas pour toutes les forêts, loin s’en faut, il n’en est pas de même de la production énergétique française. Et pourtant tout avait commencé sous les meilleurs auspices. Aujourd’hui, comme le note Guillaume Poitrinal :
« Les décisions (y) sont empreintes d’a priori, de raccourcis, d’influences privées et parfois de démagogie. » (7)
Une politique nucléaire française chaotique
C’est peu de le dire ! Sans entrer dans les détails, fastidieux, de ces raccourcis, etc., notons simplement qu’il y a trente ans les centrales nucléaires françaises assuraient l’essentiel de la production électrique du pays à des coûts très compétitifs et qu’il n’en est plus de même aujourd’hui. Les coûts sont toujours aussi compétitifs, mais la part du nucléaire dans le mix énergétique n’a cessé de diminuer. Et pas sûr qu’on puisse le rétablir tel qu’il était avant longtemps.
Que s’est-il passé ? On a tout simplement perdu de vue le pourquoi des choses au profit de croyances apparemment sensées. En apparence seulement. Car si on les examine de près, on s’aperçoit que la peur du nucléaire repose plus sur des fantasmes que sur des réalités. Les nuages de vapeurs d’eau au-dessus des centrales réchauffent bien moins l’atmosphère que les fumées s’échappant des centrales thermiques. Pour ne pas prendre que cet exemple. Les déchets radioactifs qu’elles génèrent sont certes dangereux mais les plus dangereux d’entre eux peuvent tenir dans un bassin guère plus grand qu’une piscine olympique. La France et ses 550 000 km2 doit pouvoir le caser sans peine et pour longtemps. Oui, mais les risques d’explosion et de pollution radioactive ? Certes, là encore ils existent. Comme ils existent pour toute activité industrielle manipulant des produits dangereux.
Bref, il en résulte qu’entre l’abandon progressif des centrales devenues obsolètes et l’abandon de tout programme d’extension du parc nucléaire existant, l’action publique a fini par se concentrer sur le développement de sources d’énergie dites plus propres comme l’éolien et le photovoltaïque et les mesures permettant d’en économiser la consommation.
Une production alternative peu fiable
Sauf qu’indépendamment de ces mesures, toujours bonnes à prendre, ces sources, outre les dégâts paysagers qu’elles occasionnent, nécessitent l’adjonction de centrales thermiques classiques, au gaz ou au charbon – le comble ! – pour être réellement opérationnelles. Il ne fait pas toujours beau, il n’y a pas toujours du vent, et on ne sait toujours pas stocker en grande quantité l’électricité produite par ces moyens. Ce qui se traduit, l’un dans l’autre, par des coûts astronomiques qu’il s’agisse de leur installation ou de leur exploitation. Le tout dans un contexte où pour réduire les facteurs de hausse des températures, on interdit à terme les véhicules thermiques et où on pousse les différents acteurs économiques à s’équiper sans attendre en véhicules électriques. Sans trop se préoccuper de l’opérationnalité réelle d’un tel équipement. Ni de son véritable impact sur l’environnement.
Le méli mélo administratif de la France contemporaine digne de l’Ancien régime
Qu’aurait pensé Colbert de la politique énergétique de la France contemporaine? Nul doute qu’il aurait été très perplexe. N’excluant rien à priori mais demandant des preuves d’une utilité manifeste par rapport aux objectifs poursuivis et par rapport à d’autres solutions. Et il aurait probablement fini par demander à ses contrôleurs et à ses intendants de se concentrer sur ce qui pour lui était l’essentiel : la souveraineté économique du royaume et la prospérité de ses habitants. De ce point de vue, il y a donc de fortes chances pour que le programme d’énergie nucléaire aurait retenu toute son attention. Sans hésitation aucune. Ce qu’a d’ailleurs fait le général de Gaulle, grand colbertiste dans l’âme, s’il en est, quand il en a eu le pouvoir.
Enchevêtrement des directives RSE
Force est de constater que l’action publique dans le domaine énergétique, et plus largement dans le domaine RSE, pour être bien réelle génère des effets et des conséquences qui par bien des côtés ressemble au tableau de l’état du royaume de France qu’a trouvé Colbert en arrivant aux affaires en 1661.
L’enchevêtrements des obligations, droits, privilèges, exemptions, résultant de plusieurs siècles de conflits intérieurs, divers et variés, y était tel qu’il était devenu quasi impossible d’y mener une politique cohérente et lisible par tous. Le grand mérite de Colbert a été de mettre de l’ordre et de la méthode dans cet enchevêtrement pour retrouver les moyens financiers nécessaires à son gouvernement.
Plus de quatre cents ans plus tard, un peu désabusé par ce qu’il voit et se désespérant des multiples inerties qui plombent toute action publique d’envergure, Guillaume Poitrinal en attribue la cause au fait :
« (Que) nous sommes habitués au temps abandonné. Nous nous sommes habitués aux décisions prises à l’unanimité de vingt-cinq autorités politiques ou administratives, aux enquêtes publiques interminables, aux contrôles administratifs redondants, aux recours judiciaires multiples … » (8)
Exactement, sous d’autres noms et d’autres formes, ce que Colbert a connu. Et pour les mêmes raisons. Un tas d’avantages officiels ou officieux auxquels il est bien difficile de renoncer une fois qu’on les a obtenus. Comme les charges et offices de l’Ancien régime.
Passer du temps abandonné au temps juste : du néo colbertisme ?
Et de poursuivre, en pur colbertiste qui s’ignore :
« Ces sujets méritent que nous sortions de notre inertie administrative et que nous réorganisions dans un grand reengineering nos redondances d’autorités, de contrôles et de précautions. Entre la précipitation qui fait peur et le temps abandonné dans lequel nous baignons, il y a une place pour le temps juste. La planète y trouverait son compte, mais la France aussi. Le pays a de l’avance sur les sujets de bas carbone et elle pourrait bien redevenir une grande puissance industrielle dans le monde d’après. » (9)
Retenons cette expression du « temps juste » comme formulation d’une sorte de néo-colbertisme. Elle peut également être celle d’un pragmatisme moderne en actes. D’un pragmatisme distinguant bien ce qui relève de la microéconomie et des entreprises dans leur rôle institutionnel élargi et ce qui relève de la macroéconomie et de l’Etat dans toutes ses dimensions. Celui-ci, décidant des grandes orientations à soutenir et à protéger. Celles-là, mettant en œuvre, à la place qui est la leur, en toute indépendance, librement, ce qui doit être soutenu et protégé. Pour le bien de tous, concret, réel et non idéologique.
Mais, si décidément, on bute sur l’évocation du grand Colbert et de son rôle pivot à un moment clé de l’Ancien régime, on peut se référer au manifeste éco-moderniste publié sur internet par dix-huit auteurs en 2015. Ou plus généralement et plus solidement, selon nous, aux principes d’économie politique développés par un auteur, encore, à tort, plutôt méconnu, Friedrich List (1789-1846) et remis au goût du jour, par le grand universitaire et consultant qu’a été, Yves Pérez (1952-2022).
Manifeste de l’éco-modernisme
Dans ce manifeste (10), publié sur internet pour la première fois en 2015, sur lequel nous ne nous étendrons pas, les auteurs, tous universitaires ou chercheurs de renom, principalement américains, ont soutenu qu’il était non seulement possible, mais souhaitable de maintenir un taux de croissance acceptable pour à la fois favoriser la prospérité de toute l’humanité et de préserver les ressources naturelles. Face aux périls environnementaux, la vision, pour une fois, est résolument optimiste et ne prend pas au sérieux les partisans de la décroissance et leurs rêves de retour aux voitures à cheval et autres idées du même genre..
Quelle martingale ont-ils donc trouvé pour parvenir à concilier ce qui de prime abord paraît inconciliable ? C’est en fait très simple. Tous les problèmes peuvent être résolus par la technologie à partir du moment où dès la conception des produits on y inclut la préservation de l’environnement. A l’inverse, toute politique basée sur la décroissance ne fait que conduire à un appauvrissement généralisé et finalement à des dégradations incontrôlables de l’environnement qu’on cherche à préserver. Sauf, si on assortit cette politique d’un ensemble de mesures coercitives permettant justement d’empêcher qu’elles ne surviennent et prennent un tour inacceptable.
Cependant dans le mix ESG (Environnement-Sociétal-Gouvernance) revendiqué par les entreprises prêtes à jouer à fond leur nouveau rôle institutionnel, seul le « E » parait pris en considération. Retenons de cette démarche, le refus d’une décroissance appauvrissante et la nécessité d’une intervention publique pragmatique en faveur de l’Environnement.
Ce qui nous renvoie, notamment, aux principes de l’économie politique des nations de Friedrich List.
Pour le renouveau d’une économie politique des nations
Quand on parle d’économie politique, on souligne que l’économie est chose trop sérieuse pour être la chasse gardée des seuls économistes. Elle est par nature politique. C’est-à-dire que ses axiomes n’ont de valeur que par rapport aux conséquences politiques qu’ils induisent. Avec la RSE, nul ne peut nier qu’elle en est pleinement le sujet. On en revient donc au colbertisme et plus généralement au pragmatisme. Et par chance, le tout a été théorisé en son temps par Friedrich List (11).
Un interventionnisme déterminé par le degré de développement du secteur
D’une manière générale, pour ce dernier, ce qui détermine le niveau d’intervention de l’action publique, ce n’est pas un mécanisme économique particulier, comme, entre autres, celui des prix et des marchés, mais le degré de développement d’un secteur économique particulier. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Et naturellement qui dit secteur économique particulier dit définition des limites propres à ce secteur. Ces dernières se situent évidemment dans un cadre national strict, ou dans un cadre national élargi, comme ce peut être le cas, mais pas toujours, avec l’Union Européenne.
Ce que dit Friedrich List, c’est que plus ce secteur est fragile, parce qu’en voie de développement ou émergent, plus il doit être protégé de la concurrence des agents qui lui sont étrangers. et ne supportent pas les mêmes contraintes. Celle-ci, en effet, ne peut à terme que réduire à néant les efforts des acteurs qui s’y investissent. Autrement dit, si on veut ici le plus grand nombre possible d’entreprises RSE, il ne faut pas que leurs efforts pour mettre en place ce nouveau rôle, hautement désirable, ne soient battus en brèche par la concurrence d’entreprises, d’ici et d’ailleurs, n’en ayant que faire et ne cherchant qu’à maximiser leurs profits.
La RSE, un secteur à part entière
On aura noté que de ce point de vue, on entend par secteur, non pas secteur d’activité défini par une production particulière,, mais un secteur composé des entreprises véritablement RSE quelle que soit leur production. De plus, pas simplement parce qu’elles se sentent obligées d’appliquer une directive, mais parce qu’elles y croient vraiment. Par suite, nous pouvons qualifier ce secteur, de secteur RSE.
Rien d’étonnant à ce que les contraintes réglementaires généreusement distribuées dans ce domaine en toute équité, Guillaume Poitrinal en donne quelques exemples dans son livre, aient, en réalité, un impact limité tant elles peuvent être facilement contournées par ceux qui n’y voient que des effets d’aubaine ou un argument marketing. Seule compte, en définitive, ce qui permet d’élargir et d’approfondir le secteur RSE. Et là, disons-le, une dose de protectionnisme n’a rien d’incongru et le mot ne doit pas faire peur. Si on regarde bien, il y a longtemps que des économies dominantes comme celles de la Chine et des Etats-Unis ont compris tous les bénéfices qu’elles pouvaient tirer d’un protectionnisme plus ou moins caché tout en prônant officiellement un libéralisme sans frontières.
Protéger les entreprises émergentes du secteur RSE
En conclusion, ne craignons pas de protéger, par tous moyens appropriés, les entreprises émergentes du secteur RSE, de leurs concurrentes qui n’en ont cure, ou font semblant, pour les faire bénéficier d’un environnement entrepreneurial favorable à leur orientation générale. Laquelle demande du temps pour produire les effets souhaités tout en étant naturellement en phase avec le bien commun.
- (1) La défaite de l’Occident, Emmanuel Todd, Gallimard, 2024, p.38
- (2) L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber, Pocket, 1989
- (3) Site La Toupie, Pierre Tourev (pseud.) toupie.org
- (4) Colbert, une source d’inspiration pour les décideurs d’aujourd’hui, Marc-Daniel Seiffert, Jean-Paul Méreaux et alii, Eyrolles,2020
- (5) Ibid, p.93
- (6) Ibid, p.98
- (7)¨Pour en finir avec l’apocalypse, une écologie de l’action, Guillaume Poitrinal, Stock, 2022, p.151
- (8) Ibid, p. 194
- (9) Ibid, p.195
- (10) ecomodernism.org
- (11) Friedrich List et l’économie politique des nations, Yves Pérez, préface de Jacques Sapir, L’esprit du temps, 2022