Af-Franck lidar Consulting

RSE les nouvelles responsabilités des entreprises

Ou et Comment pratiquer le K-Management ?

Un environnement entrepreneurial en crise

« Quand la bêtise gouverne, l’intelligence est un délit » a écrit Montherlant dans un de ses meilleurs livres « Le treizième César » (1). On peut donc craindre le pire. On a vu de quelles qualités un K-Manager devait être doté. On s’est aussi interrogé sur le contenu d’un K-programme qui doit aider à les développer. La question qui se pose maintenant est de savoir où et comment un K-Manager peut exercer son art. Autrement dit quels sont les lieux les plus propices à l’exercice d’un K-Management. Rappelons que sa nature essentielle et sa finalité sont d’être celles d’un management apaisé.

 

Les origines de la crise

Ce n’est pas gagné d’avance. En effet, dans un environnement entrepreneurial marqué par une opposition de plus en plus nette entre une classe restreinte d’urbains mondialisés, formant une caste apatride pour les plus riches d’entre eux, qu’à la suite de Christian Guilluy (2), on peut appeler Métropolia, et une classe mal aimée de dépossédés,  enfermés dans leurs banlieues ou leurs campagnes, en tout cas, vivant en marge et dont un nombre croissant est prêt à en découdre avec les premiers, sous un étendard ou un autre, qu’on peut appeler Périphéria,

 

La situation politique, économique et sociale du monde occidental est donc rien moins qu’explosive.

 

La déshérence des institutions traditionnelles, minées par la crise sans précédent qui a anéanti les uns après les autres tous les ressorts de la démocratie représentative, interdit tout espoir de trouver des solutions à cette opposition de plus en plus frontale. Si ce n’est de manière autoritaire et partisane faisant émerger par là même de nouveaux régimes politiques pouvant être qualifiés de démocratures.

 

Cette situation élargit, selon nous, considérablement les domaines d’intervention possibles des entreprises. Car, avec un tel environnement, les entreprises ont assurément un rôle à jouer. Peut-être est-ce à cela que songeait le 27 aout 2024, le Chef d’Etat-Major des armées françaises, Thierry Burkhard, habituellement si mesuré, en déclarant devant un parterre choisi de représentants de grands groupes, réunis pour l’occasion par le Medef, que le monde entrait «  résolument dans une nouvelle ère, un Occident qui est contesté (…) et une fragmentation de l’ordre international extrêmement forte. » et que par suite l’Occident devait se préparer « à des temps assez durs, sinon très durs » (3). Songeait-il à une préparation incitant à un nouveau type de management ou plus prosaïquement à une mobilisation des esprits pour défendre ce qu’ils ont de plus cher en suivant, par exemple, les antiques schémas du management guerrier ?

 

En tout cas, selon nous, de ce point de vue, qui ajoute à la fracture sociale, précédemment évoquée, la fracture géopolitique, les entreprises ne peuvent se contenter de n’être que des machines à profiter des circonstances ou à s’en protéger et à ne s’intéresser qu’à faire du cash pour ceux qui dominent leur actionnariat. Et comme il a déjà été dit, ce nouveau rôle est fondamentalement de nature institutionnelle et rien de mieux que des K-managers pour l’assurer. Afin de l’illustrer, plutôt que d’examiner des scénarios élaborés par des futurologues ou des prévisionnistes scientistes, on peut se référer à certaines productions romanesques.

 

 

Quel scénario pour le futur ?

 

La théorie de Pierre Bayard

Pierre Bayard (4) a fait, à plusieurs reprises, la démonstration qu’une œuvre romanesque pouvait avoir un puissant pouvoir d’évocation du futur et décrire avec précision des évènements, individuels ou collectifs, qui ne se réaliseront que bien après l’année de sa publication. L’exemple le plus célèbre dans ce domaine est celui du romancier Morgan Robertson qui a raconté dans le détail le naufrage du Titanic avec quatorze années d’avance. Pierre Bayard, né en 1954, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégé de lettres, est un universitaire au parcours atypique.  A la fois écrivain, psychanalyste et critique littéraire, il a publié près d’une trentaine d’ouvrages pour expliciter sa théorie.

 

 

Le scénario du cantique de l’apocalypse joyeuse

Dans le droit fil de celle-ci, nous avons choisi de nous référer à un titre du romancier finlandais Arto Paasilinna (1942-2018) : le cantique de l’apocalypse joyeuse (5). Arto Paasilina est né à Kittilä en Laponie. C’est à son père, né Gullsten, fennomane déclaré, qu’il doit son patronyme lapon. Auteur de 35 romans, pour la plupart traduit en langue étrangère, Arto Paasilina figure dans le haut du tableau des grands écrivains finlandais aux côtés de Mika Waltari (1908-1979), l’auteur de la grandiose fresque de l’Egypte ancienne, avec Sinoué l’égyptien, et de Vaïno Linna (1929-1992), auteur de la non moins grandiose fresque de la naissance de la Finlande moderne avec sa trilogie « Ici, sous l’Etoile polaire » qui débute avec un incipit, connu de tous les finlandais, digne de Marcel Proust : « Au commencement étaient le marais, la houe … et Youssi. »

 

Ces quelques mots en disent long sur l’âme finlandaise et on comprend que tous les petits écoliers finlandais les connaissent. Ce qu’ils donnent à voir et à comprendre est bien à l’origine de l’attraction que la Finlande petit pays d’Europe du Nord, d’un peu plus de 5 millions d’habitants, coincé entre la Norvège, la Suède et la Russie, exerce sur le reste du monde occidental. A bien des égards, ils incarnent parfaitement l’esprit sisu qui a permis aux finlandais de conquérir leur indépendance contre leurs belliqueux voisins et de faire de leur terre constellée de multiples lacs et couverte de forêts primaires une des plus riches d’Europe, et en tout cas, celle où on peut être heureux de vivre, mieux que partout ailleurs, selon les enquêtes répétées du World Hapiness Report.

 

Arto Paasilina ne déroge pas à cet état d’esprit. Son cantique de l’apocalypse heureuse en est aussi une illustration comme tous ses autres romans toujours empreints d’humour et d’une vision sacrée de la nature, de sa faune et de sa flore. Dans son roman, l’ours remplit bien son rôle mythique traditionnel. La particularité du cantique de l’apocalypse heureuse, traduction française du titre finlandais « Le plus beau village du monde », son 19ème roman, est d’être une dystopie située près du lac d’Ukonjarvi, pas très loin d’Inari, vaste municipalité de l’extrême nord de la Finlande et capitale de la culture Sami. L’histoire se déroule de la fin des années 90 à la fin du premier quart de siècle du troisième millénaire. A notre époque, donc.

 

 

Le cantique de l’apocalypse joyeuse en résumé

Sur son lit de mort, un vieux communiste richissime crée une fondation et charge son petit-fils, Eemeli Toropainen, de construire une église sur les terres qui lui appartiennent avec le pactole dont il la dote. Il tient parole et construit, au milieu d’une pinède donnant sur le lac Ukonjärvi, l’église voulue par son grand-père en copiant les plans de l’harmonieuse église de Kuortane. Celle-ci a été construite en 1777 par Antti Hakola dont c’était la spécialité. C’est la première église finlandaise à avoir la forme d’une croix grecque à coins coupés. A partir de là, l’aventure commence.

 

Celle d’une communauté qui en trois décennies va finir par compter plusieurs milliers d’habitants. Communauté n’ayant évidemment d’autre ambition que de permettre à ses membres de vivre en bonne intelligence et sans parti pris autre que celui d’une morale de bon aloi mixant luthérianisme et mythologie forestière du Grand Nord. Autrement dit, rien qui s’apparente à un quelconque sectarisme. Bien qu’une tentative, au nom d’un « savoir vivre » de commande, heureusement vite avortée, ait eu lieu en ce sens. Raison pour laquelle sa principale caractéristique est de se développer jusqu’à un certain point – elle refuse toute idée de fusion avec une municipalité voisine – en se tenant éloignée des institutions tant provinciales, nationales qu’européennes, de même que des informations s’y rapportant, et en ne produisant ou n’échangeant que ce qui lui est réellement nécessaire.

 

Les principales décisions relèvent certes de la fondation, mais les décisions au jour le jour font l’objet de discussions au niveau de chaque hameau. Le monde finit par s’écrouler totalement autour d’elle sous les coups d’une bureaucratie d’autant plus envahissante qu’elle est impuissante et ceux d’une conjonction de conflits locaux débouchant sur une troisième guerre mondiale où chacun des belligérants a finalement recours à l’arme nucléaire. Cependant, le coup de grâce est donné par un évènement météorologique du non pas aux gaz à effet de serre, mais à la chute de plusieurs météorites.

 

La morale de cette histoire, c’est que ne survit que ce qui est ancré dans un territoire préservé et que ce qui exploité avec bon sens, y compris vaguement religieux, ce que ce territoire peut offrir. A bien des égards, le modèle communautaire décrit par Arto Paasilina fait penser à ce que les économistes ont appelé le modèle rhénan. Ce dernier serait-il donc la planche de salut d’un monde qu’un management guerrier pousse à l’autodestruction en passant par sa phase ultime de blob management ? Serait-il Le modèle vers lequel doivent se diriger de préférence les K Managers et leur management apaisé ?

 

 

L’entreprise « rhénane » premier âge de l’entreprise à mission

On a beaucoup glosé sur le modèle d’entreprise rhénane et on continue volontiers à le faire. Mais sous son seul angle économique et pour l’essentiel macroéconomique. Au point que le questionnement que suscite ce modèle se résume, souvent, à celui de savoir en quoi ce modèle est à l’origine des performances de l’économie allemande et à quelles conditions il peut être transposé ailleurs et notamment en France. Quand on n’en arrive pas à se demander si l’entreprise rhénane n’est pas tout simplement un mythe (6).

 

 

Ce qui nous intéresse dans le modèle rhénan

Ce n’est évidemment pas notre approche ici. Peu nous chaut de savoir si ce modèle se traduit ou non par un taux de croissance du PIB plus élevé ou un taux de chômage moindre. Ce qui nous intéresse, c’est plutôt de voir dans quelle mesure ce modèle se traduit par un fonctionnement respectueux de son environnement et de ses différents acteurs. Et pour nous, nul doute que le modèle rhénan existe bel et bien.

 

Précisons tout d’abord que modèle rhénan ne signifie pas modèle allemand, mais modèle entrepreneurial reposant sur cinq  piliers : un capital majoritairement détenu par une famille, une direction dépendante de cette famille, une culture d’entreprise irriguée par les valeurs propres à cette famille ainsi que par celles du territoire sur lequel elle est solidement ancrée et une stratégie privilégiant le long terme. Celle-ci cherchant plus particulièrement à maintenir les actifs de l’entreprise, voire de les développer, si l’occasion se présente, afin de pouvoir les transmettre aux générations suivantes.

 

 

Pourquoi rhénan ?

On dit de ce modèle qu’il est rhénan, simplement parce qu’on trouve beaucoup d’entreprises fonctionnant de cette façon de part et d’autre du Rhin, et allemand, parce que leur concentration est plus forte en Allemagne que partout ailleurs.

 

Autrement dit, rien de plus antinomiques que le capitalisme dit rhénan et le capitalisme anglo-saxon. C’est en en faisant le constat et en l’élargissant à d’autres pays comme le Japon que Michel Albert (1930-2015), Inspecteur général des finances, ancien commissaire au plan et ancien Président des AGF, a écrit un livre qui a marqué les années 90 « Capitalisme contre capitalisme » (7) et où il se fait le chantre des vertus d’un capitalisme rhénan théorisé censé régler tous les problèmes de l’économie française.

 

Cette vision qui traduit la tendance habituelle de certaines élites, notamment françaises, à la généralisation et à l’abstraction dépasse naturellement notre propos. Pour notre part, et plus modestement, nous ne voulons voir dans le modèle rhénan qu’un modèle entrepreneurial propice à l’exercice d’un management apaisé.

 

 

Un modèle propice au management apaisé

Ce que révèle en tout cas, ce modèle entrepreneurial c’est qu’il valorise plus particulièrement une taille moyenne de l’exploitation, une forte présence familiale et un solide ancrage territorial. Autant de caractéristiques qui militent pour un management détaché des jeux de pouvoir. On ne les nie pas, mais on peut constater qu’ils y sont moindres et la plupart du temps, s’ils se traduisent par des luttes parfois homériques entre branches familiales, d’une manière générale, ils ne remettent pas en cause la nature profonde de l’entreprise.

 

La taille de l’entreprise est dictée par son choix de durer autant que possible et le plus longtemps possible. On sait maintenant que les empires ne durent pas et que leur tendance naturelle est de finir par s’écrouler au bout de quelques années. Du fait de leur taille même. Mieux vaut donc, si on veut durer, entreprendre en prenant le minimum de risques et en adoptant une gestion prudente. Ce qui est nettement plus facile quand on est de taille moyenne que lorsqu’on est de grande taille. Quoiqu’en disent les inévitables exceptions.

 

 

Un modèle qui peut être rebutant

Une emprise familiale sans partage peut avoir quelque chose de rebutant pour un manager professionnel sans liens familiaux avec l’entreprise de type rhénan qui d’aventure le recrute dans un poste à responsabilité. Le développement de sa carrière peut s’en trouver limité. Mais ce développement et ce qui le conditionne est-il vraiment ce qu’il recherche ? Par ailleurs, rien ne s’oppose à ce qu’il puisse à la longue s’intégrer plus complètement à la famille dont il partage forcément les valeurs comme tout le reste du personnel.

 

 

Un fort ancrage territorial

Reste le dernier facteur de choix valorisant le modèle rhénan : son ancrage territorial. L’entreprise rhénane ne travaille pas que pour elle-même, elle travaille aussi pour le territoire où elle s’est créée et développée. C’est ce qui la rapproche le plus du récit de Arto Paasilina. Les liens qui l’unissent à ce territoire sont profonds. Ils sont l’expression d’une culture et d’un amour pour son histoire et ses paysages. Souvent, cette proximité se traduit par une prise de responsabilité des représentants de l’entreprise dans les instances politiques, économiques et sociales locales gouvernant le territoire. A bien des égards, l’avenir de l’entreprise rhénane se confond avec celui du territoire où elle vit et de sa prospérité dépend donc aussi celle de ce territoire.

 

 

Où trouver les entreprises rhénanes ?

Qui dit entreprise rhénane, dit Rhin. Mais, bien qu’il y ait des liens entre l’une et l’autre dénomination, ce n’est pas pour autant que l’entreprise rhénane est forcément installée au bord du grand fleuve du milieu de l’Europe. On en trouve, par exemple, de très belles cachées sous les frondaisons du bocage vendéen.

 

Pour les identifier, rien de mieux que de consulter les annuaires spécialisés qui les recensent. Comme celui des Hénokiens qui rassemble 56 entreprises familiales bicentenaires de France et d’ailleurs et dont nous avons déjà parlé en évoquant plus haut l’entreprise Viellard-Migeon. Mais ce n’est pas le seul dans son genre. On peut aussi consulter avec profit celui du Family Business Network (FBN).  Il rassemble 20 000 membres dans le monde dont 2500 en France. On peut y ajouter, mais sans clore la liste, des clubs comme le club Les Centaures lancé par la CCI de Marseille qui recense les 82 entreprise des Bouches-du-Rhône de plus de cent ans.

 

Cela dit, les entreprises rhénanes sont-elles les seules à pouvoir bien accueillir les K-Managers et à pratiquer, en principe, un management apaisé ? Non. On peut aussi aller voir du côté des entreprises à mission.

 

 

L’entreprise à mission, consécration du rôle institutionnel des entreprises

Entreprise à mission, entreprise à impact, société à mission ou à raison d’être, depuis l’adoption des 17 objectifs de développement durables (ODD) par l’ONU en 2015 et de la loi Pacte en France en 2019, les entreprises sont soumises à tous les vents de la RSE et multiplient les « moulins » pour les transformer autant que possible en actions concrètes.

 

Quelles que soient les formes prises, l’intention est évidemment louable. Elle correspond sans nul doute au nouveau rôle institutionnel que les entreprises peuvent jouer. Mais rôle encadré par les institutions existantes pour lesquelles elles agissent d’une certaine façon selon le principe de subsidiarité.

 

 

Le statut de société à mission n’est pas neutre

Pour les plus avancées dans la voie ainsi ouverte, celles qui ont notamment adopté le statut de société à mission, la démarche RSE devient une démarche dont la juridicité statutaire donne la possibilité d’initier des actions judiciaires en cas de non-conformité reconnue par les comités ad hoc. Le mouvement est donc loin d’être neutre.

 

Cela dit, bien mené, et c’est là que le recours à des K managers peut se révéler particulièrement utile, il a pour effet de donner plus de sens à l’activité de l’entreprise, de fédérer le personnel, d’améliorer la marque employeur, de développer l’innovation et de s’inscrire dans une perspective à long terme. Pas si mal.

 

 

Un développement à la mesure des enjeux

Cependant, bien que toutes les entreprises puissent inscrire dans leurs statuts une raison d’être faisant d’elles une société à mission, on est bien loin des objectifs affichés par ses promoteurs. Ils espéraient 10 000 sociétés de ce type à l’horizon 2025, et même si leur nombre croit de manière significative, d’année en année, elles ne dépassaient pas 2000 en 2024. L’observatoire des sociétés à mission en met à jour la liste en temps réel. Quant au suivi de leurs activités, on peut en avoir une très bonne idée avec la newsletter publiée par The Good.

 

Dans son numéro daté du 29 avril 2024, on peut y lire notamment une très intéressante interview de Manuela Pacaud, Directrice générale de Isoskèle, agence de marketing, filiale de La Poste. Elle y raconte comment elle a mis la RSE au cœur de sa stratégie. Ce qui est extrêmement significatif. Pour en arriver à faire ce choix, elle explique qu’elle a commencé par beaucoup lire sur le sujet et que parmi ses lectures, il y en a une qui a eu beaucoup d’impact sur sa façon de voir les choses. Il s’agit du livre écrit par Guillaume Poitrinal intitulé : « Pour en finir avec l’apocalypse – une écologie de l’action » (8). Guillaume Poitrinal est ce jeune dirigeant qui à moins de 40 ans prend la tête d’un des futurs poids lourds du Cac 40, le groupe Unibail-Rodamco-Westfield.

 

 

L’exemple d’Isoskèle, filiale de La Poste

Pourtant, il le quitte au bout de 8 ans pour fonder Woodeum, une société de promotion immobilière spécialisée dans la construction bas carbone. Dans son livre, il raconte avec conviction pourquoi il en est arrivé là. Pour en revenir à Manuela Pacaud, signalons qu’Isoskèle, en tant que filiale de La Poste, est filiale d’un groupe qui, selon le classement établi par l’agence Vigéo Eris, se situe au tout premier rang mondial en ce qui concerne la RSE. Première entreprise publique française à adopter la qualité de société à mission en 2021, la Poste est, de fait, signataire du pacte mondial de l’ONU et a pris de nombreux engagements en matière de parité et d’équilibre de vie.

 

Quant à Manuela Pacaud, en conformité avec sa stratégie RSE, dont après ce détour par la maison mère, on comprend encore mieux les ressorts, et pour l’animer, elle a décidé de créer un poste de responsable durabilité et RSE et de le confier à un professionnel chevronné, Jean-Marc Dupouy.

 

« Depuis cinq ans, dit-elle, il propose son expertise en transition durable auprès d’annonceurs et responsables RSE. Il a déjà travaillé sur la matrice de matérialité auprès de nos parties prenantes afin de notamment recueillir les attentes client et de commencer à construire notre nouveau modèle d’affaires durable. »

Cela dit, au-delà de l’inévitable jargon managérial, ce qui est essentiel c’est que pour avancer sur une voie forcément semée d’embûches il est nécessaire de le faire pas à pas et de se doter de moyens pertinents. Les K Managers en sont un.

 

 

L’exemple phare de Patagonia et des fondations d’entreprise

D’où d’ailleurs une nouvelle question Jusqu’où peut-on aller dans l’implication institutionnelle d’une entreprise ? L’exemple de Patagonia est un des plus aboutis dans ce domaine, mais il n’est pas le seul. Par ailleurs, il transpose dans le réel ce qui n’est que fiction chez Arto Paasilinna. C’est par la création d’une fondation que débute le roman. Et ce qui est tout un symbole par une fondation dont la mission première, sinon exclusive, est de construire une église sans attache particulière avec quelque institution ecclésiastique que ce soit. Autrement dit, le sens d’abord, et le reste suivra. Et effectivement, le sens suit, porté par l’harmonie de la construction, par la beauté de son environnement immédiat et par la volonté des bâtisseurs d’en revenir aux choses simples de la vie. Ce qui les sauvera de la succession des catastrophes qui va faire s’écrouler et disparaître le reste du monde qui les entoure.

 

Les sociétés de mission avant les sociétés à mission

Patagonia, la célèbre marque de vêtements de sport d’escalade et de surf, constitue une bonne illustration du mouvement qui entraine de plus en plus d’entreprises sur une voie au moins autant sociétale que financière. Cela, pas seulement en France et depuis une bonne quinzaine d’années. Car Patagonia est une Benefit Corporation. Ce statut qui a été adopté par près de 5000 entreprises aux Etats-Unis est similaire à celui des sociétés à mission et il lui est antérieur. En effet, le premier Etat à l’avoir adopté est le Maryland en 2010, aujourd’hui près de 35 Etats sur 50 le rendent possible.

 

Notons par ailleurs qu’en Europe, l’Italie peut faire figure de précurseur en ayant légalisé le statut de societa benefit dès 2015. Ce qui fait la particularité de Patagonia et fait penser au récit d’Arto Paasilinna, c’est que son fondateur au début des années 70, l’alpiniste américain d’origine franco-canadienne, Yvon Chouinard, a décidé d’en transférer tout le capital à deux fondations à charge pour celles-ci d’en reverser les dividendes, environ 100 millions de dollars chaque année, à des associations dont les activités sont entièrement consacrées à la défense de la planète.

 

Et puisqu’on évoque ici les Benefit Corporations, difficile de ne pas parler de la plus grande d’entre elles, DanoneWave qui, comme son nom le laisse supposer, est une filiale de Danone après le rachat du leader US Bio par Danone en 2017. Ce rachat porte incontestablement la marque de son PDG de l’époque, Emmanuel Faber. Mais, preuve que les sociétés à mission sont loin d’avoir gagné la partie, ce sont des fonds activistes arcboutés sur les résultats financiers de l’entreprise qui ont eu « la peau » d’Emmanuel Faber et l’ont contraint à quitter Danone.

 

Qu’à cela ne tienne ! Il n’en continue pas moins son combat pour promouvoir le rôle décisif que les entreprises peuvent jouer sur le plan sociétal, ce que nous avons appelé par ailleurs leur rôle institutionnel, en présidant, notamment, l’ISSB depuis son départ de Danone. L’ISSB, pour International Sustainability Standards Board a été créé en 2022 dans le cadre de la fondation IFRS, pour développer un ensemble de normes spécifiques pour informer les investisseurs sur la matérialité de l’exposition des entreprises ainsi normées aux aléas environnementaux et sociétaux.

 

Ces normes dites IFRS-S complètent le tableau des normes purement comptables développées par la fondation IFRS, c’est-à-dire la fondation ayant pour mission d’édicter les « International Financial Reporting Standards » permettant de comparer entre eux les résultats des entreprises quelles que soient leurs domiciliations. Vu ce qui lui est arrivé à la tête de Danone, on comprend sans peine quelques-unes de ses motivations.

 

 

Un changement majeur dans la nature du capitalisme

Ce bruissement novateur qui anime le monde des fondations plonge ses racines dans un terreau ancien dont les composteurs sont des figures de proue comme Georges Soros ou Bill Gates dont les fondations sont bien connues. Pour ce qui est, par exemple, de Georges Soros, le plus ambitieux des deux, il convient de parler plutôt de réseau de fondations.

 

Sous le nom de Open Society Foundations, ce réseau date de 1979. Avec les fonds alloués par le milliardaire il poursuit des objectifs très larges qui vont de la transformation des régimes politiques à celui des modalités de fonctionnement des économies en passant par une forte implication en matière d’éducation et de santé. Si on veut avoir une idée de ce qu’est une société ouverte selon Georges Soros le mieux est de lire le livre où il s’en explique (9).

 

Ces extrémités en disent long sur le poids croissant des entreprises dans le domaine sociétal, et donc répétons-le, institutionnel. Elles sont d’ailleurs de plus en plus nombreuses, grandes ou petites, à intégrer dans leurs organigrammes des directeurs de développement durable. Ce qui reflète bien le fait que plus de la moitié des entreprises de plus de 50 salariés se seraient engagées, peu ou prou, dans une démarche de RSE.

 

Globalement, on est bien en présence d’un changement de nature majeur du capitalisme. Contrairement à ce qui a pu être énoncé, parfois brutalement, par certains grands patrons, la raison d’être d’une entreprise, ce n’est plus de seulement maximiser ses profits, c’est certes toujours faire du profit – comment faire autrement si on veut avoir les moyens d’investir durablement – mais en respectant surtout la planète et ceux qui y vivent. Et ça change beaucoup de choses !

 

Sur ce qu’est ou peut être une entreprise, presque en voie d’angélisation, si on écoute certains de ses meilleurs porte-paroles, objectivement sensibles aux nuages apocalyptiques qui planent sur l’Humanité et sur ce qu’on peut attendre, ou ne pas attendre, d’une classe politique et des institutions qui vont avec, à bout de souffle et engoncée dans des postures idéologiques, souffrant, à l’inverse, d’un tenace et croissant discrédit.

 

Des fondations d’entreprise tous azimuts

De fait, outre celles qui passent le cap de la raison d’être statutaire faisant une large place à la RSE, il existe désormais un grand nombre d’entreprises ou d’entrepreneurs qui se lancent dans le financement de fondations qui lui sont dédiée : fondations d’entreprise, fonds de dotation ou fondations abritées. Les modalités varient en fonction des modalités de gestion choisies, mais le principe est invariable et en 2023 tout statuts confondus elles sont près de 6000 à œuvrer en France pour la bonne cause. Pour l’essentiel, pour celle de la RSE, bien sûr !

 

Ce qui ne représente pas loin de 40 milliards d’euros d’actifs, un peu plus de 100 000 salariés et une dépense annuelle de l’ordre de 16 milliards d’euros. Notons de surcroit que cette dépense a tendance à croître chaque année selon un taux qui avoisine les 10 %.

 

Ce qui s’explique par l’extrême diversité des engagements. Ils peuvent aller de la fourniture de violons à des classes enfantines de toute origines et de soutien à des actions pédagogiques pour son apprentissage comme le fait la fondation Vareille, de droit suisse, fondée par les parents de la romancière à succès Marie Vareille, à la défense de la biodiversité et de ses agents pollinisateurs comme le fait la fondation abritée « Lune de Miel ».

 

 

L’exemple typique de la fondation Lune de Miel

« Lune de miel », c’est la marque leader qu’a choisi la famille Michaud pour commercialiser son produit star, le miel. L’entreprise typiquement « rhénane » installée à Gan dans le Béarn, au pied des Pyrénées, est une jeune centenaire, puisque fondée en 1920, et est dirigée par un représentant de la troisième génération de la famille. C’est une entreprise de taille moyenne comme il se doit, d’un peu plus de 250 salariés et un chiffre d’affaires de près de 150 millions d’euros. Elle est néanmoins parvenue à être un leader mondial dans son secteur.

 

Soucieuse de défendre son métier et son secteur, menacés par l’effondrement de la biodiversité et les malfaçons, l’entreprise a créé, en avril 2014, la fondation « Lune de Miel ». Dotée d’un budget annuel de l’ordre de 100 000 euros, il s’agit d’une fondation « abritée », sous l’égide de la fondation de France, qui s’est donnée pour but de renforcer la professionnalisation du secteur et de soutenir les apiculteurs locaux, de faire comprendre le plus largement possible le rôle des abeilles dans la préservation de la biodiversité et de soutenir la recherche agronomique en contribuant à différentes actions propres à consolider l’avenir de la filière. L’un dans l’autre, cette implication, notoirement institutionnelle, s’est traduite par l’examen de près de 250 dossiers et le financement d’une centaine. Et de fait, au fil des années, l’entreprise a fini par y consacrer près d’un million d’euros.  

 

Si toutes les entreprises sensibles à une raison d’être affirmant leur sens de la RSE agissent de même, dans les mêmes proportions, au-delà de leur management forcément apaisé, il est facile d’imaginer l’impact que cela peut avoir à la longue sur la nature du capitalisme et l’influence déterminante que les entreprises « nouvelle manière » peuvent avoir, en général, sur l’évolution des sociétés.

 

 

Fin des entreprises à management guerrier ?

On est là bien loin des discours faisant des entreprises des monstres froids et dominateurs, n’ayant d’autres objectifs que de rançonner les « petits » au profit des « gros », et pour cette raison, qu’il faut combattre et renverser. Bien sûr, on peut encore trouver beaucoup d’entreprises de ce genre.  Ce sont celles que domine un management guerrier ou dans leur phase ultime, un blob management.

 

Selon nous, elles sont indiscutablement en perte de vitesse et si elles ne changent pas de fond en comble, elles finiront comme les dinosaures. On ne les regrettera pas. On leur doit beaucoup, mais elles ont fait leur temps. Elles menacent trop les équilibres de la planète. Le pain sur la planche des K Managers les plus aventureux ne manque donc pas. S’ils veulent s’y coller !

 

 

Investisseurs et fonds d’investissement durables

En tout cas, les investisseurs professionnels ne s’y sont pas trompés. Ils sont de plus en plus nombreux à avoir compris qu’il pouvait être plus rentable de miser sur une entreprise avec une stratégie durable ESG (Environnement, Social et Gouvernance) plutôt que sur une entreprise n’ayant d’autre but que de maximiser son profit avec une stratégie entièrement tournée vers le court terme.

 

C’est le choix, par exemple, d’un fonds d’investissement comme celui créé par Bertrand Badré, ancien directeur général de la banque mondiale et auteur de « Money honnie, si la finance sauvait le monde » (10). Son fonds, Blue Like an Orange Sustainable Capital investit essentiellement dans les pays émergents avec de la dette mezzanine. En effet, dit-il :

« En tant qu’investisseur, BLO estime qu’une orientation pro active vers un objectif social dans chaque investissement soutiendra à la fois une croissance inclusive et améliorera la performance du portefeuille ».

Développement des normes internationales pour comparer la durabilité des actifs

Pour booster de tels raisonnements, des institutions internationales privées comme l’IFRS (International Financial Reporting Standards) ou publiques, comme la commission européenne, ont mis en œuvre des procédures pour faciliter les comparaisons entre entreprises selon leurs engagements sociétaux. Ce qui a abouti à la production des normes ISSB (International Sustainability Standards Board) pour la première et des normes CSRD (Corporate Sustainanbility Reporting Directive) pour la seconde.

 

S’ils sont comparables et soucieux de leur interopérabilité, les deux systèmes de normes ne répondent pas tout à fait à la même logique. Celle de l’ISSB prend principalement en compte les facteurs sociétaux et environnementaux externes pouvant impacter la performance des entreprises et constituer, de ce fait, des facteurs de risque dont il convient de circonscrire la matérialité.

 

 

Deux systèmes de normes : les normes ISSB et les normes CSRD

La logique du système de normes CSRD est quelque peu différente. D’abord elle a fait l’objet d’une directive européenne qui a été transposée dans le droit français par une ordonnance datée du 6 décembre 2023 et par un décret d’application daté du 30 décembre de la même année. Ce qui revient à dire que ses dispositions seront pleinement opposables aux entreprises concernées à partir des assemblée générales de 2025.

 

Il convient de noter, en effet, que les grandes entreprises assujetties à celles-ci, définies par un bilan total de 25 millions d’euros, un chiffre d’affaires net de 50 millions ou encore un effectif salarié supérieur à 250 personnes, qui ne les respecteraient pas peuvent être sanctionnées par des amendes pouvant aller de 3750 euros à 75 000 euros.

 

De ce point de vue, la logique des normes CSRD est beaucoup plus globalisante que celle de l’ISSB, raison pour laquelle on parle à son propos de double matérialité car outre les facteurs externes de la première, elle ajoute à son champ d’application des facteurs internes dont le suivi est conforme aux grandes orientations de la commission européenne dans ce domaine.

 

 

Une nouvelle façon de voir le rôle des entreprises

Toutes les remarques qui précèdent justifient qu’on puisse voir différemment et de façon très positive le rôle des entreprises. Dans un pays comme la France, ce n’est pas un changement, c’est une révolution ! Après tout le pire pas plus que le meilleur n’est jamais sûr. On peut certes avoir une vision apocalyptique du futur proche et s’y préparer à la manière des collapsologues. Des auteurs comme Pablo Servigne et Raphael Stevens (11) ou encore un ancien ministre comme Yves Cochet (12) ont vendu des milliers d’exemplaires en expliquant à leurs lecteurs comment faire face à un effondrement généralisé. Celui qui a servi de toile de fond à Arto Passilinna pour son roman. Ajoutons-y, pour faire bonne mesure, la célèbre romancière de polars, par ailleurs, un temps chercheuse au CNRS, Fred Vargas, dont « L’humanité en péril 1 et 2 » (13), ne dépare pas la liste.

 

Mais, on peut aussi voir les choses autrement et nombreux sont les chefs d’entreprise et autres dirigeants publics à le faire. Sincèrement. Soit par atavisme familial, soit par réflexion personnelle ou encore par souci de l’intérêt général et du bien commun. Ou tout simplement par sens de l’intérêt bien compris de leurs affaires. Assurément, si elle n’est pas que du greenwashing, l’adhésion à une vision pro active de la situation RSE améliore incontestablement la marque employeur.

 

Quoi qu’il en soit, tous ces motifs peuvent naturellement s’agréger pour former une seule et même solide motivation capable de renverser les plus sombres prédictions et conduire à un nouveau monde plus heureux.  Tel qu’on peut le voir se dessiner peu à peu au fur et au fur et à mesure des engagements tant publics que privés, tant globaux que locaux ou sectoriels. Nul doute que les K managers et leur management apaisé peuvent et doivent y avoir toute leur part.

 

 

Développement parallèle des communautés intentionnelles ou vocationnelles

Outre les fonds d’investissement qui changent leur fusil d’épaule, d’autres signes montrent que des changements culturels majeurs sont à l’œuvre dans les tréfonds de notre société de consommation. Ils sont de plus en plus nombreux ceux qui sont prêts à rejoindre tranquillement en esprit ou de façon bien réelle une communauté intentionnelle. Et nul doute que leurs choix de vie influent sur leur plus ou moins grande acceptabilité du management auquel ils sont soumis dans les entreprises où ils travaillent. D’évidence, seul un management apaisé animé par des K Managers peut leur faire donner le meilleur d’eux-mêmes au service de ces entreprises.

 

 

Une communauté intentionnelle ou vocationnelle, qu’est-ce que c’est ?

Que faut-il entendre par communauté intentionnelle ? Ou plutôt vocationnelle si on considère que le mouvement qui y conduit est une sorte de réponse à un appel ou à une exigence intérieure. Une communauté vocationnelle se définit comme l’expression de la volonté de groupes de personnes voulant vivre sur un plan privé en conformité avec leurs convictions écologiques et sociales. Rien à voir avec du sectarisme à fondement religieux ou à un laisser-aller à la mode hippie, mais tout avec des comportements entrepreneuriaux et des attitudes partagées, de nature RSE. La commune fictive d’Uronjarvi décrite par Arto Paasilinna dans son roman en constitue une bonne illustration.

 

A l’heure, où les préoccupations écologiques se font de plus en plus pressantes, on assiste à une sorte de renouveau de ce mode de vie collectif. La Foundation for International Community créée en 1986 qui ne s’intéresse qu’aux communautés les plus abouties en recense ainsi pas moins de 1200 à travers le monde, ce qui correspond à un doublement de leur nombre entre 2010 et 2016. Répétons-le, il s’agit là d’un changement culturel majeur. C’est ce que souligne un de ses meilleurs connaisseurs, Ugo-Pierre Veilleux-Dutil, animateur du site Histoires d’éco-communautés, pour lui, en effet :

« Ce sont des lieux d’expérimentation sociale qui permettent de développer une culture de collaboration pour faire face aux problèmes sociaux et environnementaux du 21 -ème siècle ».

Cohabitats, écoquartiers, écovillages des formes simples de communautés intentionelles

Pas moins. Et pour mieux en connaître les ressorts, à défaut de les rejoindre, ce qui au-delà des communautés locales durables telles que les cohabitats, les éco-quartiers ou les éco-villages, dont les projets à la mode danoise se multiplient, peut se révéler problématique, on peut toujours se reporter à l’imposante étude réalisée sur ce thème par Michel Lallement (14).

 

On peut aussi se référer aux écrits de Paul Ricoeur et de la revue Esprit, fondée par Emmanuel Mounier. Ni l’un, ni l’autre, ne peuvent être dissociés des Murs Blancs, haut lieu communautaire personnaliste, crée au début des années 50, à Chatenay Malabry.  Léa et Hugo Domenach, qui y ont passé leur enfance, en ont d’ailleurs brillamment retracé l’histoire (15). Souvent présenté comme un phalanstère, ce dernier renvoie inévitablement à la grande aventure, sans égal et bien en avance sur son temps, du familistère de Guise dont Michel Lallement a également analysé le fonctionnement et les attendus sociologiques (16).

 

L’histoire du familistère de Guise fondé par un industriel philosophe et conscient de ses responsabilités sociales pose à tout le moins la question de savoir si de telles expériences sont finalement durables et peuvent encore servir de référence à un management apaisé et à la pratique des K Managers. Si c’est le cas, elles peuvent être alors de bonnes sources d’inspiration et on aurait bien tort de s’en priver au motif qu’elles sont très liées aux problématiques de l’époque qui les a vu naître. Le cataclysme de la seconde guerre mondiale pour l’un et la question sociale propre au dix-neuvième siècle pour le second. Et ce, d’autant plus que les idées personnalistes du premier continuent à vivre dans la très réputée revue Esprit qui existe toujours.

 

 

De nouveaux familistères à la Godin sont-ils possibles ?

 

Cela dit,« A l’heure où, tambour battant, le capitalisme mondial bouscule nos manières de vivre et de travailler, un tel programme a plus que jamais saveur d’actualité » (17).

C’est avec ces mots que Michel Lallement conclut sa biographie approfondie du familistère Godin. Le fait est que l’expérience unique au monde menée à Guise, pendant près d’un siècle, de 1880 à 1968, par le manufacturier, self made man, Jean-Baptiste Godin (1817-1888) peut à bien des égards faire penser à des initiatives prises par les entreprises d’aujourd’hui dans le cadre de leur programme RSE. Elles ne se recommandent pas bien sûr des idées de Charles Fourier, mais leur inspiration n’en est pas moins directement issue d’une certaine conception de l’Homme et de son environnement qui les rappellent.

 

 C’est bien ainsi, par exemple, que l’on peut considérer la mise en place, en avril 2024, par Michelin d’un salaire décent pour tous ses salariés sans se préoccuper d’une quelconque détermination selon des critères strictement comptables. Autrement dit, dans l’un et l’autre cas, le rôle de l’entreprise ne se limite pas à celui d’une entité seulement dédiée à une fonction de production et à la réalisation d’un maximum de dividendes à verser à ses propriétaires. Dans l’un et l’autre cas, l’entreprise constitue un modèle sociétal dont on attend qu’il se traduise par des retombées vertueuses pour toutes ses parties prenantes.

 

Evidemment pas que financières et sans se préoccuper de ce que peut faire ou ne pas faire une toute théorique « main invisible » propre aux marchés ou un tout aussi théorique « ruissellement » censé faire descendre la richesse des plus hauts niveaux de la société vers les plus bas. De la même façon, ce qui a été fait à Guise, se situe aux antipodes d’une opération de greenwashing. Rien n’y a été construit pour faire semblant de faire bien, mais tout au contraire a été pensé pour changer réellement les choses. Même si ça n’a pas toujours marché comme Godin l’aurait voulu. Une simple visite sur le site du Palais Social à Guise qui existe encore et a réussi à surmonter les aléas les plus sombres de l’Histoire suffit à s’en rendre compte.

 

Il peut donc être intéressant d’épousseter le modèle conçu par Jean-Baptiste Godin, en commençant par moderniser le concept de familistère, pour voir en quoi il peut être encore utile dans la perspective du nouveau rôle attendu des entreprises et de leur management.

 

Rappelons tout d’abord que l’entreprise Godin existe toujours et que ses poêles à bois et ses cuisinières sont le top du top dans leur domaine. Certes, ses statuts ont évolué avec le temps et les évolutions de la société. Le plus gros changement date de 1968. L’entreprise connait des difficultés et l’association coopérative du Capital et du Travail, créée en 1880, qui avait pour but « d’organiser la solidarité entre ses membres par le moyen de la participation du capital et du travail dans les bénéfices », une idée d’ailleurs reprise, à da façon, par le général de Gaulle, est dissoute.

 

Elle est remplacée par la SA Godin. Pas pour très longtemps. En 1970, elle est rachetée par la société Le Creuset qui en fait un de ses sous-traitants tout en gardant la marque. Aujourd’hui, celle-ci a repris des couleurs et près de 400 salariés fabriquent les poêles et les cuisinières qui ont fait sa réputation et continuent à le faire. Le familistère lui non plus n’a pas disparu. Evidemment, il n’a pas gardé sa fonction d’origine, mais l’idée qui a présidé à sa conception est comme l’a souligné Michel Lallement à la fin de son ouvrage plus que jamais d’actualité.

 

Sans entrer dans les détails, contentons-nous à ce stade de noter qu’on peut facilement remplacer le mot familistère, qui date un peu, par celui plus moderne d’écoquartier ou d’écovillage. Quant à sa mise en œuvre, elle s’est faite, pas à pas, et elle illustre parfaitement le pragmatisme dont a toujours su faire preuve son fondateur et qui est le propre de tout entrepreneur qui réussit. On a d’ailleurs évoqué cette qualité ou cette caractéristiques quand on s’est interrogé sur les vertus ou les qualités que les K Managers se devaient d’avoir.

 

De fait, si ce qu’on peut appeler l’idéalisme de Jean-Baptiste Godin est largement inspiré par les idées de Charles Fourier, il est aussi fortement teinté du réalisme que son vécu lui a apporté. On travaille mieux quand on a le moral. Et on a d’autant plus le moral qu’on vit dans un habitat confortable et entouré d’affection ou de liens manifestant une grande solidarité. Ceux qui rendent si attrayantes les communautés vocationnelles. C’est ce que Godin a appelé les équivalents de richesse. Selon lui, en effet, ce qui fait la force de la richesse, ce n’est pas la possession en tant que telle, même si la propriété est un puissant stimulant, mais la liberté et le confort qu’elle donne.

 

Avec le familistère, il a voulu montrer que cette liberté et ce confort pouvaient être accessible au plus grand nombre sans être riche, mais en travaillant dans un cadre faisant vivre ensemble le Travail et le Capital de manière non conflictuelle. N’est-ce pas au fond ce qu’on s’efforce de faire dans les entreprises « rhénanes », les sociétés à mission et celles qui ont ajouté à leur activité l’animation d’une fondation d’entreprise ou encore ce que privilégient les fonds d’investissement durables ? N’est-ce pas là le seul cadre dans lequel peut fleurir une vraie réussite ?

 

Cela dit, à un moment donné, les initiatives entrepreneuriales se heurtent aux limites que leur impose leur caractère local. Pour que leur impact soit réellement significatif, il convient de le généraliser. Ce qui ne peut se faire que par la convergence des pratiques managériales, le management apaisé et les K Managers en sont des éléments essentiels, et par le développement de cadres institutionnels adaptés.

 

De ce point de vue, la mise en œuvre des référentiels ISSB et CSRD constitue une étape sans aucun doute fondamentale. Autrement dit, on ne peut se passer d’une réflexion sur le rôle que l’Etat globalement peut et doit jouer pour accompagner et accélérer le mouvement.

 

 

  • (1)Le treizième César, Henry de Montherlant, Gallimard, 1970
  • (2)Les dépossédés : l’instinct de survie des classes populaires. Christian Guilluy, Flammarion, 2023
  • (3)Le JDD, William Guime, 28/8 /2024
  • (4)Le Titanic fera naufrage, Pierre Bayard, Les éditions de Minuit, 2016
  • (5)Le cantique de l’apocalypse joyeuse, Arto Paasilinna, Folio, 2022
  • (6)L’entreprise rhénane : Mythe ou réalité, Hommage à Michel Hau, éditions A et J Picard, 2015
  • (7)Capitalisme contre capitalisme, Michel Albert, Seuil, 1991
  • (8)Pour en finir avec l’apocalypse – une écologie de l’action, Guillaume Poitrinal, Stock, 2022
  • (9)In defense of Open Society, Georges Soros, Public Affairs, 2019
  • (10)Money honnie, et si la finance sauvait le monde, Bertrand Badré, Débats Publics Editions, 2016
  • (11)Comment tout peut s’effondrer, petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Point, 2021
  • (12)Devant l’effondrement, essai de collapsologie, Yves Cochet, Les liens qui libèrent, 2020
  • (13)L’humanité en péril 1 et 2, Fred Vargas, Flammarion, 2019 et 2022
  • (14)Un désir d’égalité, vivre et travailler dans des communautés utopiques, Michel Lallement, Seuil, 2019
  • (15)Les Murs Blancs, Léa et Hugo Domenach, Grasset, 2021
  • (16)Le travail de l’utopie, Godin et le familistère de Guise, biographie, Michel Lallement, Les Belles Lettres, 2022
  • (17)Ibid, p.402
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